David Bohm, le vilain petit canard de la mare quantique

Publié le 20 décembre 2017 par Sylvainrakotoarison

" Je n'ai jamais été capable de voir une séparation entre la science et la philosophie. D'ailleurs, dans des temps plus reculés, on parlait de philosophie naturelle [philosophia naturalis] et cette expression correspond parfaitement à la façon dont je conçois toute cette discipline. " ("Science, Order and Creativity", publié en 1987).

Ce mercredi 20 décembre 2017, on fête le centenaire de la naissance du physicien David Bohm, né en Pennsylvanie. De parents immigrés (Hongrois et Lituanien) mais Américain de naissance, il fut "ballotté" avec les remous de la guerre et de la guerre froide.
Après ses études secondaires en Pennsylvanie, il étudia la physique à partir de 1939 en Californie, au California Institute of Technlology, puis à l'Université de Berkeley. Il prépara une thèse de physique théorique qu'il a soutenue en 1946, et son directeur de thèse fut Robert Oppenheimer. Il fut happé par le projet Manhattan en 1942, à la demande d'Oppenheimer chargé de mobiliser le maximum de physiciens pour achever le développement de la bombe nucléaire, mais sa collaboration fut refusée pour la raison suivante.
En effet, parallèlement, David Bohm a adhéré au parti communiste américain en 1942, mais il le quitta rapidement plus par ennui que par opposition. L'étiquette communiste lui colla à la peau auprès des autorités américaines après la guerre.
Autre "tare", David Bohm, qui s'est consacré très studieusement à la physique quantique, refuse de séparer la discipline scientifique de la philosophie en général, mettant en danger la rigueur scientifique au profit de certaines spéculations philosophiques, ce qui a beaucoup nui à sa crédibilité.
Entre 1946 et 1949, David Bohm a un poste d'enseignant à la prestigieuse Université de Princeton où il fit la connaissance du physicien Albert Einstein qui l'a par la suite soutenu dans ses déboires américains. Les déboires ? Le "maccarthysme" le convoqua en mai 1949 dans sa chasse contre les communistes, mais il refusa de collaborer avec les autorités. Finalement, il fut acquitté en 1951 mais c'était déjà trop tard : l'Université refusa qu'il pénétrât sur le campus et son contrat ne fut pas renouvelé. Résultat, il devait quitter les États-Unis pour trouver du travail.
Grâce à la recommandation d'Einstein, David Bohm fut recruté à l'Université de Sao Paulo au Brésil, mais perdit sa nationalité américaine. Pour ne pas être apatride et pouvoir voyager, il a demandé la nationalité brésilienne. Il enseigna ensuite à Technion (qui est une grande université technologique : Israël Institute of Technology) de 1955 à 1957, puis, enfin, à l'Université de Londres où il a poursuivi et terminé sa carrière de physicien et de professeur de physique théorique. Il a ainsi obtenu la nationalité britannique, mais ne fut pas vraiment honoré durant sa carrière, seulement quelques années avant sa mort, à l'âge de 74 ans, le 27 octobre 1992, à Londres (membre de la Royal Society seulement en 1990).

David Bohm a jeté un pavé dans la "mare quantique" en 1952 (il avait alors 34 ans) avec deux publications dans la revue scientifique très rigoureuse "The Physical Review". Il a repris les travaux du physicien français Louis de Broglie sur la dualité de la matière onde/corpuscule. Dès 1927 à la Conférence Solvay, Louis de Broglie présenta en effet le concept d'une onde-pilote, qu'il avait imaginée dès 1924, qui "guiderait les particules et l'évolution de cette onde serait régie par l'équation de Schrödinger. Vu le faible écho en réaction de ses collègues, Louis de Broglie n'insista pas avec cette idée.
Avec le physicien britannique Basile Hiley, David Bohm imagina alors l'existence d'un "potentiel quantique" qui pourrait être un "potentiel d'information" qui supprimerait le caractère probabiliste de la physique quantique, et en 1975, il proposa même un "ensemble continu de l'univers entier".
Dans son livre "The Search for Meaning. The New Spirit in Science and Philosophy", publié en 1989, David Bohm fit l'analogie avec un avion sous pilotage automatique. Pour pouvoir fonctionner, l'avion reçoit des ondes radar qui lui indiquent l'état de son environnement. L'avion est un système avec sa propre énergie, mais sa trajectoire dépend des informations qu'il reçoit des ondes radar, qui ne véhiculent que peu d'énergie. Le potentiel quantique serait ainsi l'équivalent de ces ondes radar qui aideraient les particules quantiques à se déplacer.

Ce mélange de l'esprit et de la matière pourrait inquiéter certains scientifiques. Surtout que Basile Hiley est allé jusqu'à parler de "protoconscience" pour caractériser le "potentiel quantique", qui agit par l'information qu'il véhicule et pas par son amplitude, ce qui fait qu'il peut agir autant éloigné que rapproché. Ce que le physicien britannique David Peat (mort le 6 juin 2017) a analysé dans une approche holistique : " C'est pour cette raison que des objets lointains peuvent exercer une influence forte sur le mouvement de l'électron. ".
Le physicien belge Jean Bricmont résuma ainsi les conséquences sur l'interprétation de Copenhague, ultra-majoritaire dans la communauté scientifique : " Dans cette théorie, nul besoin de faire intervenir un "observateur" extérieur au système physique comme c'est le cas dans les présentations habituelles de la physique quantique (...). De plus, la théorie est parfaitement déterministe, contrairement à l'idée répandue selon laquelle la physique quantique aurait prouvé l'existence d'un "hasard intrinsèque" dans la Nature. " (juillet 2016).
Dans une autre communication, Jean Bricmont a donné un complément : " D'une part, non seulement [la théorie de Bohm] échappe à tous les théorèmes d'impossibilité sur les variables cachées, mais elle permet de comprendre intuitivement l'origine de ces théorèmes. Il n'y a pas de "variables cachées" dans cette théorie, autre que les positions. (...) La non-localité est, d'autre part, aussi facile à comprendre dans la théorie de Bohm. ".
Le physicien britannique Mike Towler de l'Université de Cambridge expliqua que ce fut une extrapolation de la théorie de Bohm qui amena le physicien irlandais John Steward Bell à formuler sa fameuse inégalité. John S. Bell, également mathématicien, proposa en effet un théorème mathématique pour pouvoir départager Bohr et Einstein sur l'existence ou pas de variables cachées. Les expériences (indépendantes) des physiciens John Clauser en Californie et Alain Aspect à Orsay ont prouvé la non-localité, ce qui pourrait ainsi être perçu comme une validation de la théorie de Bohm et pas comme sa réfutation.
Tout a été fait pour que la théorie de Bohm ne fût pas discutée par la communauté scientifique, soit ignorée, soit assimilée à une théorie à variables cachées (ce qu'elle n'était pas). Cet ostracisme a sans doute plusieurs causes autres que scientifiques, l'une politique (son communisme originel, son éviction d'une université américaine, etc.), l'autre peut-être méthodologique (sa propension à vouloir aussi s'occuper de philosophie). Il fit même plusieurs entretiens filmés avec le philosophe ("théosophe") indien Jiddu Krishnamurti (1895-1986), qu'il rencontra et avec qui il sympathisa en 1960. David Bohm dialogua aussi avec le dalaï-lama.

Certes, les considérations politiques n'ont jamais été exclues de la réflexion scientifique et universitaire. Par exemple, en France, la physique quantique a mis un peu plus de temps qu'ailleurs à être enseignée aux étudiants dès le premier cycle car le principal physicien de cette discipline était proche des communistes (Paul Langevin, présent aux Conférences Solvay). Mais retard ne signifie pas censure.
Il est sans doute plus explicable que ce sont les "physiciens de l'interprétation de Copenhague" qui, peut-être par arrogance, justifiée par des résultats théoriques et expérimentaux particulièrement efficaces, ne voulaient pas remettre en cause leur propre spéculation.
L'un des physiciens les plus proches de David Bohm fut d'ailleurs John S. Bell, qui s'interrogea ainsi : " Pauli, Rosenfeld, et Heisenberg ne pouvaient guère produire de critique plus dévastatrice de la théorie de Bohm que de la dénoncer comme étant "métaphysique" et "idéologique" (...). Pourquoi l'image de l'onde-pilote est-elle ignorée dans les cours ? Ne devrait-elle pas être enseignée, non pas comme l'unique solution, mais comme un antidote à l'autosatisfaction dominante ? Pour montrer que le flou, la subjectivité, et l'indéterminisme, ne nous sont pas imposés de force par les faits expérimentaux, mais proviennent d'un choix théorique délibéré ? " ("Speakable and Unspeakable in Quantum Mechanics", 1987, cité par Wikipédia citant Jean Bricmont).
Nul doute que la théorie bohmienne restera encore pour longtemps une simple curiosité intellectuelle dans le grand musée épistémologique de la physique quantique, soigneusement rangée à côté des travaux de Bernard d'Espagnat et Olivier Costa de Beauregard.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (19 décembre 2017)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
"David Bohm et les rapports entre science, politique et philosophie", article de Jean Bricmont dans "Science & pseudo-sciences" n°317 de juillet 2016.
David Bohm.
Marie Curie.
Le cinéma parlant.
Spoutnik.
Paul Painlevé.
Les petits humanoïdes de Roswell...
Jacques-Yves Cousteau.
La fécondation in vitro.
Robert Edwards.
Publications historiques pour comprendre l'expérience d'Alain Aspect (à télécharger).
Série documentaire de Brian Greene "La Magie du Cosmos" (2012).
Palais de la Découverte.
Roger Mari.
Olivier Costa de Beauregard.
Alain Aspect.
Stephen Hawking.
Trofim Lyssenko.
Rosetta, mission remplie !
Le dernier vol des navettes spatiales.
André Brahic.
Evry Schatzman.
Les embryons humains, matériau de recherche ?
Cellules souches, découverte révolutionnaire et éthique.
Ernst Mach.
Darwin vaincu ?
Jean-Marie Pelt.
Karl Popper.
Sigmung Freud.
Emmanuel Levinas.
Hannah Arendt.
Paul Ricœur.
Albert Einstein.
La relativité générale.
Bernard d'Espagnat.
Niels Bohr.
Paul Dirac.
François Jacob.
Maurice Allais.
Luc Montagnier.

http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20171220-david-bohm.html
https://www.agoravox.fr/actualites/technologies/article/david-bohm-le-vilain-petit-canard-199748
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2017/12/20/35962585.html