(Anthologie permanente) Marcel Cohen, "Autoportait en lecteur" et "Détails"

Par Florence Trocmé

Deux livres récents de Marcel Cohen, Autoportrait en lecteur chez Eric Pesty et Détails, chez Gallimard.
Je ne vois en principe aucune différence entre un serrement de main et un poème
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Sans le sentiment partagé que la réalité du réel ne peut pas être approchée sans la poésie, il n’y a pas de poésie
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La poésie est le réel absolu
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A
Quant aux coquilles, j’en ai vu passer pas mal en vingt-deux ans. J’ai vu par exemple l’« art poétique » se transformer en « rat poétique ».
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Je hais l’image de l’être se liant à l’isolement. Je ris du solitaire prétendant réfléchir le monde. Il ne peut pas le réfléchir parce qu’étant lui-même le centre de sa réflexion, il cesse d’être à la mesure de ce qui n’a pas de centre. J’imagine que le monde ne ressemble à aucun être séparé et se fermant, mais à ce qui passe de l’un à l’autre quand nous rions, quand nous nous aimons : l’imaginant, l’immensité m’est ouverte et je me perds en elle.
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Me hante encore cette nostalgie d’aller vers les autres, non par besoin (si, j’ai encore énormément besoin des autres, dans tout ce qu’ils représentent de survie) mais par devoir ; comme si la solitude où je ne peux qu’aller avait quelque chose d’immoral.
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Juger, c’est, de tout évidence, ne pas comprendre, puisque si l’on comprenait, on ne pourrait plus juger.
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On dessine toujours les éléphants plus petits que nature ; mais une puce toujours plus grande.
Marcel Cohen, Autoportrait en lecteur, Eric Pesty éditeur, 2017, 160 p., 17€, pp 105 à 107.
sur le site de l’éditeur
Lire cette note de lecture d’Anne Malaprade :
(Note de lecture), Marcel Cohen, "Autoportrait en lecteur", par Anne Malaprade
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Extrait du chapitre VII de Détails, un chapitre consacré à trois œuvres, « Sculpture et monuments invisibles.
b) En avril 1990, l'artiste Jochen Gerz, professeur à l'École des arts plastiques de Sarrebruck, entreprend un travail avec l'aide de huit étudiants. Il s'agit de recenser les cimetières juifs détruits en Allemagne par les nazis. Étudiants et professeur utilisent les rares archives qui ont survécu et celles qui ont pu être reconstituées. Les recherches sont longues et fastidieuses. Elles se poursuivent pendant des mois. Au total, Gerz et ses étudiants retrouvent les noms de 2146 cimetières disparus.
Professeur et étudiants passent alors à la seconde phase de leur projet. Il s'agit de desceller 2146 pavés sur la place du Château, au centre de la ville, et de graver sur chacun le nom d'un cimetière disparu et la date de la gravure. Aujourd'hui siège du Parlement de la Sarre, le château, en effet, n'est pas un édifice anodin. Pendant la Seconde Guerre mondiale, c'était le siège de la Gestapo.
Le professeur et ses étudiants n'ont aucune autorisation pour procéder au descellement des 2146 pavés. Ils travaillent donc la nuit, clandestinement, et ne prélèvent que quelques pierres à la fois. Le temps de les graver ils les remplacent par des pavés provisoires. Après quoi les pavés gravés sont replacés à leur emplacement initial et cimentés.
Le plus original, dans ce projet, consiste à enfouir la face gravée du pavé contre le sol et non à la surface. Le monument achevé, rien ne sera donc visible. Gerz, en effet, n'a pas l'ambition d'imposer quoi que ce soit à ses concitoyens. Il veut montrer que, si les cimetières ont disparu, la preuve de leur existence passée était sur le point de se perdre elle aussi. Cette preuve sera désormais inscrite sous les pieds des habitants de Sarrebruck, exactement comme chacun foule aux pieds, sans plus en avoir conscience, les cimetières dévastés.
Invisible, le monument n'en posait pas moins un problème juridique. Ayant découvert le manège nocturne des étudiants, des habitants portent plainte. La police n'a aucune difficulté à établir la vérité. Des élus locaux s'émeuvent. Gerz est sommé de s'expliquer devant le Parlement de la Sarre. Les débats, paraît-il, furent houleux, mais un vote intervint qui autorisa finalement l'artiste à mener ses travaux à leur terme.
L'œuvre de Gerz est évolutive. Elle comporte aujourd'hui 2167 pavés gravés. Tous ont été photographiés avant d'être réinstallés. C'est la seule preuve du travail effectué. Encore n'est-elle accessible que dans les livres retraçant l'aventure. Sur la place, on chercherait en vain le moindre signe de l'existence d'un tel monument. À ce détail près : en mars 1993, date de son inauguration, la place du Château à Sarrebruck fut officiellement rebaptisée place du Monument invisible.
Marcel Cohen, Détails, Faits IV, Gallimard, 2017, 208 p., 18,50€