(Note de lecture) Christian Tarting, "Contresujets. Moments critiques", par Frédéric Valabrègue

Par Florence Trocmé

En appel

Contresujets marque l'apogée d'une écriture où la conscience analytique se trouve à la même place que l'intuition poétique. Que ce soit dans ses critiques littéraires et musicales ou dans ses poèmes, Christian Tarting mêle dans la matière d'une langue s'inventant la distance de l'étude et le contact intime avec ce qu'il découvre. La lecture et l'écoute sont des expériences poétiques rendant compte de la physique d'une rencontre et de ses ressorts internes. Contresujets est le livre où la fréquentation d'œuvres aimées et étudiées nous parvient dans l'aveuglement d'une première fois. Ce ne sont pas des exercices d'admiration. Il s’agit plutôt de rendre l'intériorité de ce qu'un texte ou une écoute a agi, bougé, et quel corps ou quel paysage il a suscité. Quand nous lisons ce titre de Contresujets, nous pouvons penser au tout contre allant de soi, mais aussi à ce qui serait le négatif de ce même sujet, sa contreforme, la nuit qui l'éprouverait, au-delà de la rémanence des choses sues.
“Au ras de la manifestation” est-il noté dans la scolie suivant ces “onze essais de critique-prise-directe”. Cependant, nous ne tombons sur la liste de leurs référents qu'à la fin, alors que nous avons effectué une première lecture sans leur éclairage (dix œuvres de poètes dont deux de Claude Royet-Journoud et le disque d'un musicien, le jazzman Albert Ayler (1)) et sans connaître la règle du jeu. Ce n'est pas que ces onze essais s'affranchissent de leur référent pour devenir des poèmes – ce qu'ils sont, bien que le terme de texte leur corresponde aussi – ou qu'ils gagnent une autonomie – ce qu'ils font –, mais c’est qu'ils sont complets ou entiers dans un rapport et un dialogue.
Ils nous convainquent de la nécessité d'une double lecture de la part du lecteur dont la seconde serait tentée par une vérification : où est Roger Giroux dans “Miroir noir” de Christian Tarting ? Il est partout, il est au cœur, mais certainement pas par la citation, le montage ou le détournement. Il y est par les moyens propres les plus nus. “Miroir noir” est une façon de vivre avec le texte de Giroux depuis des dizaines d'années. Il ne se rabat pas sur un modèle parce qu'il est une façon de vivre une lecture dans sa propre écriture.
En réalité, dans “L'œil de la neige” par exemple, on ne peut pas se contenter d'un euréka en vérifiant que le mot “rivière” nous conduit bien à Albert Ayler, que tout est là pour évoquer sa vie et sa musique, parce que rien n'est de l'ordre de l'illustration. Ces essais ne sont pas descriptifs. Ils agissent sans traduire. Ils n'ont pas besoin de preuves. Ils s'enfoncent dans un texte comme dans une carte des nerfs dont les terminaisons seraient réveillées.
Dans “L'homme est une page dispersée”, premier texte de Contresujets, écrit dans et avec Les Objets contiennent l'infini de Claude Royet-Journoud, le je employé par Christian Tarting, je d'une expérience, nous indique combien celui-ci entre au pas par pas dans un rythme, une durée. Il rejoint ce que l'écriture de Royet-Journoud respire en premier, le temps, comme on le dit d'une mesure. Un autre essai, “Seul à dire je pleus”, nous fait entendre un son. C'est par les fricatives du frioulan qu'on entre dans le poème d’Andrea Zanzotto, “frayages du fraîchissime”. Dans un troisième – “En avant droit” –, c'est une position ou disposition du corps, presque le dessin d'une figure, appliquée et définie comme l'est la fresque latine du petit plongeur de Paestum, qui nous renvoie à la tension au cordeau propre à l'écriture de Jean-Jacques Viton. Durée, son ou mouvement permettent d'habiter poétiquement ces trois textes. S'il y a quelque chose d'imité, c'est leurs éléments déclencheurs.
Nous pourrions voir dans les poèmes de Contresujets des marginalia : ce serait les débordements, les chutes, les retombées de tout ce qu'il est impossible de dire dans l'ordre discursif ou dans celui de la recension. Mais en l’occurrence ce serait écrire autour d'un objet poétique, alors que le livre se propose d'écrire dans (“J'écris dans tes mots”, nous est-il annoncé en exergue). Nous pourrions aussi y trouver comme les bribes de récit d'un apprentissage, avec ses obstacles, ses difficultés. Enfin, nous pourrions les lire comme des dialogues allant du je au tu avec tout ce qui fait les affinités électives. Cependant la disposition qui compte le plus c'est de répondre au poème par le poème en se laissant envahir par lui, en se perdant dedans, éliminant les frontières.
Dès le premier livre de Christian Tarting, Dialogue du satin (André Dimanche Éditeur, coll. “Ryôan-Ji”, 1983), ensemble de poèmes suspendu à un fil, ce mot de dialogue est là, avec pour interlocuteur la Miss Satin de La Dernière Mode. À cela s'ajoute, dans ce même texte, un autre dialogue : avec Anne-Marie Albiach, lectrice d'Igitur. Fil, filiation, passation. Tissage du satin comme texte. Anne-Marie Albiach, dédicataire de Contresujets, est aujourd'hui encore présente, semper virens.
Trois, c'est déjà une conversation. Mais nous ne pouvons pas nous contenter de rappeler que lire et écrire constitue un même geste ni parler d'intertextualité parce qu'en même temps il ne semble jamais que Christian Tarting écrive avec la bibliothèque. Les dogmes modernistes sont insuffisants au regard de ce qu'il dégage comme espace. Sa poésie est au cœur d'une matière rencontrée dans les mots, une matière paradoxale dont la vibration est sensuelle. Celle-ci est aussi bien rythmée par le silence que dansée par la ponctuation. Elle est maniériste par l'exacerbation du geste et la mécanique de l'indice. Elle demeure en voie d'inachèvement et ménage comme des friches qui sont des blancs ou des manques dans sa rage douce de l'expression.
Il faut entendre le sous-titre de Contresujets, “moments critiques”, comme la mise en crise du sujet ; l'instant critique où le désir d'y être l'éclate ou le diffracte. Il n'y a pas d'ailleurs, pas de sujet mais des tonalités, des timbres et des respirations. Comme les mots, la musique est abstraite et concrète à la fois, concrète dans sa nature de son, très matérielle dans ses vibrations. L'écriture de Christian Tarting ne cherche pas à faire de la musique – une poésie qui chercherait à en faire, comme d'ailleurs des images, du visuel, n'aurait rien de vrai –, en revanche elle opère par temps, scansions, phrasés, et la ponctuation est là comme les annotations d'une partition. On le constate dans la régularité cassée des groupes de mots ou dans ce qui s'écoule, facile.
L'originalité et la réussite de ce livre, avec ses onze poèmes si éloignés de ce que nous aurions pu prendre pour une procédure, c'est sa façon de répondre au texte par le vivant du corps, comme si nous étions dans les tâtonnements d'une infralangue avancée ou hasardée au pied du mur, avec des caillots de chair concrète et des environnements d'éclats. C'est creusé avec des éclairs, des fragments et des vides. Des micromouvements font de l'écriture un geste. Nous avons l'intuition d'une physique de la parole ou d'une condensation de ses tropismes. Nous n'arrivons jamais à décider de ce qui est certain, tant le mouvement du dire précède ce qui ne sera jamais posé.
Son autre dimension est de nous donner le plein écho d'une communauté idéale, des fluides qui la traversent et de sa porosité. Les onze essais sont typés et ont tous une clé à l'impulsion différente mais, ensemble, ils constituent un compagnonnage où tel poète nous aurait initié à tel autre jusqu'à former une constellation. En cela, il nous donne l'idée d'un territoire riche de chemins de traverse, où rien ne serait plus cheval que le trot monté du texte de Jean-Jacques Viton et où nous aurions pour destination le lieu-tu d'une conversation infinie où la poésie d'Anne-Marie Albiach tutoierait le lieu-je de Roger Giroux.
Frédéric Valabrègue

Christian Tarting, Contresujets. Moments critiques, Artgo & Cie, coll. “Au coin de la rue de l'Enfer”, couverture de Bernard Moninot, un CD de lectures par Monique Dorsel, 2017, 92 p., 13 €.
1. Outre Royet-Journoud et Ayler, Contresujets s’attache à Anne-Marie Albiach, Roger Giroux, Jean-Marie Gleize, David Lespiau, Pierre Parlant, Florence Pazzottu, Jean-Jacques Viton et Andrea Zanzotto.