Alors que différentes associations et médias dénonçaient déjà depuis longtemps les violations de droits à l’encontre des migrants subsahariens aux frontières, le reportage de la chaîne américaine CNN, en novembre dernier, apportant des preuves de mise en esclavage en Libye, a déclenché des réactions sans précédent à l’échelle internationale. Décryptage avec l’historien Amzat Boukari-Yabara.
Afriscope. Que peuvent les mobilisations qui ont suivi le reportage de CNN sur la traite des migrants en Libye ?
Amzat Boukari-Yabara. C’est une démonstration de force. mais ensuite, que faire ? Doit-on mobiliser pour demander une intervention, mais de qui ? Est-ce à ceux qui ont tout détruit de tout réparer ? Créer un collectif sur cette question plutôt que d’appeler à soutenir des structures qui tentent déjà de faire le travail n’est pas rassurant. Dans le cas de nos communautés africaines et afro-caribéennes, si nous entrons dans les mobilisations sans en ressortir avec un renforcement des structures qui militent déjà sur ces questions, ce sera un échec. Devrait émerger la création d’une vraie organisation humanitaire panafricaine en Europe qui irait soutenir les migrants qui arrivent par bateau sur les rives de l’Europe, ceux qui dorment dans les rues des villes européennes ou croupissent dans des centres de rétention. le défi pour les populations noires est de se constituer en une communauté politique qui ne saurait se fonder sur une religion commune mais précisément sur une histoire de compassion panafricaine et collatérale.
Comment analysez-vous les réactions politiques, à commencer par la qualification de « crime contre l’humanité » par le Président français ?
L’opportunisme de Macron donne une relecture terrifiante et renversée de la loi Taubira dans ce qu’elle définissait l’esclavage comme un « crime contre l’humanité ». La notion de « crime contre l’humanité » a une lourde histoire depuis les procès de Nuremberg. le problème est que la France a fait couler le sang un peu partout et que les présidents français savent faire des déclarations en se pensant exonérés au regard de l’histoire. En octobre dernier, le Front international de société civile panafricaine a déposé une plainte auprès de la cour pénale internationale contre l’ancien président français Sarkozy pour « crime de guerre et crime contre l’humanité » pour la guerre menée en Libye. Elle est là, l’actualité judiciaire sur laquelle nous devons demander des comptes, et macron n’a aucune décence puisqu’il détourne cela à son avantage. Ensuite, dès le lendemain de la manifestation du 18 novembre, la France a annoncé l’accueil d’une vingtaine de réfugiés de Libye, réinstallés au Niger en attente d’être conduits en France. c’est symboliquement violent, car l’état français aurait pu feindre d’écouter les manifestants et les associer à une action positive au lieu de les infantiliser. N’oublions pas que macron a organisé une rencontre l’été dernier pour réconcilier les deux factions libyennes qui revendiquent le pouvoir, et qu’il veut garder la main sur ce dossier en dépit des critiques africaines. Que macron utilise ensuite l’esclavage comme « crime contre l’humanité » pour demander que le cas libyen soit examiné en réunion du conseil de sécurité n’est pas sans arrière-visées, tout comme l’annonce de Paul Kagamé d’accueillir trente mille migrants au Rwanda laisse perplexe.
C’est-à-dire ? Comment lire les réactions des dirigeants africains ?
Dès que l’affaire des migrants vendus en Libye s’est imposée dans les réseaux sociaux, nous avons vu des régimes autoritaires, avec un palmarès criminel souvent bien doté, se présenter sous un jour humanitaire. En Côte d’ivoire, Ouattara a eu l’intelligence de faire rapatrier des ressortissants, ce qui lui a permis de recevoir un peu moins d’insultes liées à son soutien aveugle au franc CFA. au Niger, Issoufou a demandé à la cour Pénale internationale d’ouvrir une enquête. D’autres pays sont passés par le jeu de rappel d’ambassadeurs. Que faisaient donc tous ces ambassadeurs africains en Libye ? même un pays comme la république démocratique du Congo, où le pouvoir est pourtant anticonstitutionnel depuis un an, disposait d’un ambassadeur en Libye. avec quel régime – dans une Libye qui est elle-même divisée entre deux gouvernements – ces ambassadeurs africains travaillaient-ils ?
Comment expliquer le silence, avant cela, des États subsahariens ?
Le silence est un aveu d’impuissance quand on ne peut pas s’opposer à une situation ou qu’on ne veut pas froisser l’ancien maître colonial et ses multinationales prédatrices. C’est un encouragement tacite ou une complicité quand on ne dit rien pour empêcher la jeunesse de partir. le premier silence est aussi celui des états nord-africains qui sont depuis longtemps indexés pour la Négrophobie qu’ils laissent impunément se développer. De l’autre côté, le silence des états subsahariens, notamment ouest-africains, est sidérant dans la mesure où leur marché est convoité par ces mêmes pays nord-africains.
L’Union africaine (UA) peut-elle jouer un rôle dans cette crise ?
L’union africaine a été présidée il y a quelques années par le président d’une Mauritanie où la question de l’esclavage est encore d’actualité. le pedigree des figures majeures de l’ua lui enlève toute crédibilité. l’union africaine n’a pas d’orientation politique, d’indépendance financière ni de pouvoir exécutif. L’UA ne dispose d’aucune agence humanitaire et pour les opérations sécuritaires, elle s’en remet généralement aux organes des Nations-unies. C’est bien la volonté politique qui manque car l’UA dispose de textes, de chartes et d’organes judiciaires qui, s’ils étaient investis d’un réel pouvoir, pourraient agir.
Comment les politiques migratoires européennes influent sur celles des États d’Afrique du Nord ?
Il existe une rente sur la migration, sur la sécurité et sur le renseignement dont les pays nord-africains ont fait une de leurs lignes budgétaires. l’Europe veut de plus en plus externaliser ses frontières. l’évolution idéologique des régimes nord-africains est ainsi encouragée vers la pente d’une gestion négrophobe et militarisée des migrations.
Que dire de la traite arabo-musulmane et de ses répercussions jusqu’à aujourd’hui ?
L’appellation « arabo-musulmane » ouvre la porte à des raccourcis qui renvoient à la nature idéologique de cet esclavage. Il faut rappeler que les relations entre les populations noires et arabes existaient avant le 7e siècle sans rapport de servitude ni de négrophobie. Ces deux caractéristiques doivent être analysées pour comprendre à quel moment le rapport de différence est devenu un rapport de domination. certaines thèses mettent l’accent sur la dimension « commerciale » et guerrière avec le traité ( bakt ) signé en 652 pour imposer aux royaumes africains le paiement d’un tribut de captifs. D’autres insistent plutôt sur les fondements esclavagistes du coran mais sans y trouver de correspondance véritable avec la négrophobie. le débat idéologique est sans fin. Dans les faits établis par la recherche, un paradoxe frappant est que la traite transatlantique organisée par les occidentaux visait spécifiquement et uniquement la déportation et la mise en esclavage de Noirs, au point d’être appelée « traite négrière » dans le cadre d’un racisme biologique sophistiqué. celle dans le monde arabo-musulman, en dépit de la ponction énorme sur le continent africain, semble beaucoup plus diluée racialement du fait de son extension chronologique et géographique sur les mondes indo-européens. aucune des traites n’a été plus « douce » ou plus « humaine » que l’autre, mais sur la finalité, il ne fait aucun doute que l’ordre mondial actuel et la place subalterne et marginalisée de l’Afrique et des Noirs dans le monde contemporain découle davantage de la traite transatlantique, qui fut pourtant moins longue que la traite transsaharienne.
Peut-on dire qu’il y a un tabou autour de la négrophobie dans le monde arabe ?
Un tabou, c’est relatif. En revanche, ni les pays subsahariens ni les pays nord-africains n’ont fait le travail politique sur le plan du devoir de mémoire et de la pédagogie. Pourtant, des historiens, occidentaux comme africains, ont écrit l’histoire de la traite vers le monde arabe, en montrant aussi que l’esclavage n’était pas la seule histoire possible entre les groupes noirs et arabes. Nous avons des sources anciennes qui montrent la réalité de la présence noire dans le monde arabe, en dépit des thèses sur la castration des esclaves. Proportionnellement comparés aux Noirs présents sur le sol des états-unis, il n’y a pas moins de Noirs dans le monde arabe. le problème est donc dans des formes de ségrégation qui renforcent une négrophobie et dans l’absence de figures noires à des postes visibles, importants, en mesure de compenser médiatiquement le racisme d’état.
Qu’en était-il de la question noire en Libye sous l’ère Kadhafi ?
On ne mesure pas à quel point la guerre de Libye a été racialisée, mais de tout temps, la condition noire a été difficile dans ce pays. J’ai eu des proches qui ont vécu en Libye, qui y sont morts, et y passer fut toujours une expérience. La question noire, et plus particulièrement la lutte contre la négrophobie, n’étaient pas une préoccupation centrale du régime de Mouammar Kadhafi, mais il semblait y avoir une forme de protection tacite envers les Noirs et il n’y a pas eu d’appel à cibler les Noirs comme bouc émissaires.
A partir des années 1990, Kadhafi surmonte l’embargo en faisant de son pays un pôle d’attractivité économique pour les migrants subsahariens tout en investissant des fonds, notamment au Mali et au Niger. L’image de Kadhafi est assez positive auprès d’une grande partie de l’opinion subsaharienne sans que l’on puisse se satisfaire de la réalité, car la société libyenne, durant les quatre dernières décennies, ne semble pas avoir fait de la question noire un enjeu, y compris dans le domaine de la promotion des cultures subsahariennes. Quant la guerre éclate en 2011, les Noirs sont assimilés aux soutiens de Kadhafi, à des mercenaires étrangers, y compris les Libyens noirs, et font l’objet de pogroms.
Il y a en revanche une utilisation de la question noire internationaliste. Quand Kadhafi prend le pouvoir en 1969, il mène une politique révolutionnaire et indépendante grâce aux revenus du pétrole, tout en construisant des réseaux sur une grande partie du continent africain. Le panafricanisme de sa fin de vie est plus connu que son action africaine dans les années 1970. Certains de ses réseaux sont liés à des trafics ou des opérations jugées « terroristes », à des conflits comme celui l’opposant à la France et au Tchad, ou à des faits controversés comme l’assassinat de Thomas Sankara. Kadhafi soutient les mouvements de libération, et d’ailleurs tous les pays nord-africains ont soutenu la lutte contre le colonialisme portugais et l’apartheid sud-africain en donnant notamment l’exil à des militants subsahariens.
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