Rugueuse, rigoureuse, intense, passionnée, tendre par moments, ailleurs violente, férocement et ironiquement accueillante, la poésie de Jacques Dupin creuse implacablement, à la fois étrangement désirante et comme à contre-cœur, l’incessante vague de perceptions et sensations qui déferle dans une conscience tumultueusement ‘tiraillée’, ‘acharnée’ (15), mais à jamais puissamment et richement concentrée. ‘Monte, dans cette voix pas-comme-les-autres, malgré affinités et amitiés de toutes sortes, un chant qui s’ignore’ (40), un chant ‘m’apport[ant] l’écho étouffé des remuements, des girations, des heurts, qui ébranlent les fondations sans déraciner les secrets des dessous de la vie’ (41). Voici une œuvre, finement et emblématiquement révélée dans ces vingt-deux textes de Discorde, qui ne cède pas à la tentation d’y inscrire des équations ontologiques ou même psychologiques définitives, fiables au-delà de la surgissante précarité de ce qu’il appellera vers la fin de sa vie ‘une écriture mise à nu’ (214), ne visant rien de précis, fondée sur le sentiment d’‘être rien, qui exclut le reste’ (ibid.), mais ‘ayant accepté / qu’[une telle écriture] s’unisse à moi, qu’elle unisse / son corps à mon corps’ (ibid.). Et ceci sans aucun nihilisme, sans même cette touche de dérision qui ailleurs peut se faire sentir, mais au contraire embrassant cette fragilité, cette profonde innommabilité que ne cesse, quelque part, malgré peut-être la vanité de nos protestations, de générer, de murmurer même, la parole humaine face à la vastitude de l’énigme de ce qui est, de ce que nous sommes et faisons. Car, au sein du non-dit qu’incarne la poésie – avec même sa poétique de la discorde, de la dystopie, de la ‘désorientation capitale’ (179) – bouge infailliblement cette ‘insoumission’ (143) qui affiche, avec détermination et un petit rire des plus subtils (cf. 139), une conscience aiguë de la nécessité de ‘m’imprégner de l’étrangère / illisible – et jamais loin’ (139), ceci au cœur même de ‘la parole étranglée // sans occulter sans appauvrir / le rai de lumière ici si bas’ (152), sans jamais oublier la si simple, la si extraordinaire expérience de l’enfant de douze ans aux côtés de Fillette, ‘la joue contre sa mamelle / ma main humectée de lait / éprouvant la longueur du pis / l’élasticité des trayons’, Fillette ‘ruminant le divin de l’air’ (181).
Lire les poèmes de Jacques Dupin, c’est s’immerger dans la si tensionnelle paradoxalité d’un Un qui refuse toute articulation orgueilleuse, toute fierté qui aurait pu en découler, c’est s’installer dans ce non-espace qu’est la voix écrite où continue à surgir, aveuglée, aveuglante, ce qu’il appelle, dans La nuit se découvre, ‘une houle, une lame // me raviss[a]nt, tend[a]nt / le droit fil / de l’être devant la mort’ (197). Nuit et révélation, sans distinction, fusionnées, site d’un être frôlant une absence, ce ‘rien’ qui restera fatalement synonyme de ce que Jung nommera ‘plérôme’, ce sublime impossible, cette érotique se profilant à l’horizon de ce qui est et que l’on traverse.
Michaël Bishop
Jacques Dupin. Discorde. Édition établie par Jean Frémon, Nicolas Pesquès et Dominique Viart, P.O.L, 2017, 240 p., 23 euros.