Dominique Rolin est morte en 2012, peu avant son quatre-vingt-dix-neuvième anniversaire, laissant une œuvre que sa longévité n’est pas seule à rendre remarquable. Depuis les Marais, ouvrage paru chez Denoël en 1942 et souvent republié, à Lettre à Lise (Gallimard, 2003), elle a édifié une sorte de monument aux relations familiales et à la vie intérieure sur un ton très combatif, très sarcastique et très passionné, mais sous des formes diverses. Elle n’a jamais pu échapper au foyer infernal qui l’a vue naître, mais elle y a dénoncé avec acharnement et lucidité les folies, les mensonges, les ambiguïtés, les désirs, les frustrations, tout en éclairant, d’une façon très nouvelle en littérature, un univers dominé par les fantasmes, la nuit, un imaginaire débordant, revendiquant ainsi son héritage nordique, souvent rappelé par sa passion pour la peinture flamande. Mais Dominique Rolin ne se laissait pas pour autant enfermer dans une littérature romanesque de nœuds de vipère familiaux (elle aurait pu écrire dans la lignée de Julien Green et de François Mauriac, avec qui elle a des traits en commun). Sollers mettra le doigt sur sa caractéristique: « On se rendra compte, peu à peu, que tu es un grand écrivain génétique, généalogique, ayant sondé comme personne les molécules « familiales” en transformation. » (lettre du 21 juillet 1977).
Elle a progressivement opté pour un autre type d’écriture, apparentée à un véritable travail d’autoanalyse frontalement exprimé dans l’Infini chez soi (Denoël, l980) et dans la trilogie de la mort vivante qui a suivi (le Gâteau des morts, la Voyageuse, l’Enfant Roi), mais déjà présente dans le For intérieur (Denoël, 1963) dont, généralement, on date sa mutation stylistique. En vérité, ses premiers livres, de facture plus classique, étaient déjà marqués par une communication directe avec les rêves et la pénombre des sentiments ambigus. La biographie qui laisse çà et là des traces dans ses livres montre assez que son parcours sentimental a été chaotique, approchant souvent la mort, la dérive, la folie. Elle a été le témoin, parfois l’actrice, de tragédies dont elle a rendu compte avec un mélange de sérénité (Dominique Rolin a une écriture calme, même pour décrire de très violents orages) et d’ironie sèche, mordante, insolente, peu bien-pensante.
Guère soucieuse du qu’en-dira-t-on, elle n’a pourtant jamais été une marginale. Elle a été intégrée à une société littéraire parisienne où elle avait sa place respectée, cadrée, qui lui assurait des parutions régulières et très libres, saluées par une critique attentive et parfois accueillie par un réel succès public, dans toutes les périodes de sa production (le Souffle, Seuil, 1952, qui obtient le prix Femina ; le Lit, Denoël, l960, qui raconte son amour pour le sculpteur Bernard Milleret et sa mort, et Journal amoureux, Gallimard, 2000, qui coïncide donc avec la révélation de son amour clandestin et durable pour Philippe Sollers, sur le plateau d’Apostrophes).
Le destin et la carrière de Philippe Sollers sont plus connus, et son lien avec les médias plus ferme et régulier. Mais l’autre lien féminin de Sollers, avec Julia Kristeva, rendait plus compliquée la visibilité d’une relation aussi singulière avec Dominique Rolin. Pour beaucoup d’écrivains, la révélation d’amours cachées n’est au fond qu’anecdotique. On découvre tardivement que des couples sont des couples de façade, même s’ils sont parfois revendiqués dans l’œuvre même. Et que d’autres relations fortes, intenses, stimulantes, inspiratrices, mais pour des raisons qui n’appartiennent qu’à la littérature (plus qu’à la crainte d’un jugement moral, ou plus exactement moralisateur), elles, sont restées secrètes. Ou n’ont pris que des formes cryptées, peu apparentes. Ainsi, Simone de Beauvoir avait évoqué Nelson Algren dans les Mandarins, mais ce n’est que la publication posthume de ses lettres à l’écrivain américain qui ont révélé la profondeur assez dévastatrice de cet amour et un aspect inattendu d’une amoureuse fragile et passionnée, qu’on ne soupçonnait pas vraiment à la lecture de ses mémoires dominés par la figure écrasante de Sartre et par un ton très contrôlé, très distant, sur ses amours contingentes avec des hommes ou des femmes. On est, en ce qui concerne la relation de Sollers et de Dominique Rolin, dans un tout autre cas de figure, parce que les deux écrivains signaient, sans le signer, un pacte de solidarité sentimentale et littéraire, et décidaient de s’installer, comme l’écrit Dominique Rolin au début de Journal amoureux, dans un autre temps : « Une horloge qui serait sidérale. » Ils inventaient donc un autre type de relation où il s’agirait d’échapper, pour reprendre l’expression de Flaubert dans Madame Bovary, aux « souillures du mariage » et aux « désillusions de l’adultère ». Et, si possible, d’échapper à la jalousie, à la possessivité, au malheur, et d’y faire échapper les autres êtres concernés.
Cette correspondance, dont seule la partie écrite par Philippe Sollers paraît, est, pour l’instant, limitée à la première moitié de cette relation qui se poursuivra jusqu’à la mort de Dominique, et sans doute au-delà. Mais, même s’il faut attendre la publication des réponses de Dominique Rolin pour avoir une idée claire des événements et de sa façon de les avoir vécus, on peut déjà juger de leur importance, non pas simplement pour des lecteurs friands de détails intimes de deux écrivains aussi connus et aussi différents l’un de l’autre, mais pour quiconque s’intéresse à la construction et à l’évolution d’une œuvre liée à une autre œuvre.
Lorsqu’ils se rencontrent, Philippe Sollers a vingt-trois ans moins un mois, Dominique Rolin en a quarante-cinq. Elle a été profondément affectée par la mort de son compagnon. Et elle va renaître. Ce n’est pas la première fois. Ce n’est surtout pas la première fois qu’elle confie à un nouvel amour la tâche de la reconstruire et à la littérature celle d’accompagner, de solidifier, de dynamiser cette reconstruction. Philippe Sollers, adoubé par Mauriac et par Aragon dès son premier livre, Une curieuse solitude, qui vient de paraître, a besoin d’un cheminement à la fois moins dépendant de « valeurs sûres » de la littérature (si éloignées l’une de l’autre soient-elles comme dans ce double parrainage insolite), et plus volontariste de sa part. La part visible sera confiée à l’édition, à la revue, au monde de Tel quel, puis de l’Infini. On trouve dans cette correspondance de nombreux échos de cette part-là. Ce ne sont pas les plus intéressants, même s’ils ont déterminé une période de l’histoire littéraire et éditoriale française, comme Philippe Forest l’a déjà montré dans son Histoire de Tel quel (Seuil, l995).
Le plus passionnant tient aux transfigurations très volontaires que les deux écrivains font d’une situation qui pourrait être assez frustrante ou médiocre – cachotteries, mensonges, double vie, attentes, angoisses –, pour approfondir, chacun à sa manière, la connaissance de soi et une mise à nu d’une vérité (pour Dominique Rolin) et d’un jeu avec l’apparence, la culture, le sexe et le pouvoir (pour Philippe Sollers). Toute correspondance repose sur des silences conscients ou inconscients. On ne s’écrit pas sur ce que l’on partage, sur que l’on vit ensemble ou sur ce que l’on analyse pareillement : autrement dit, certaines crises (l’internement de Sollers pour échapper à la guerre d’Algérie, des maladies réelles ou feintes, des deuils, des moments de désespoir, lorsque Sollers épouse Julia Kristeva) sont à peine évoquées et précisées en note par l’éditeur (Frans De Haes), qui donne le contexte. Mais Sollers ne s’attarde pas nécessairement dessus. La volonté de bonheur et le besoin de s’en tenir à une élaboration positive de leur rapport et de leurs œuvres l’emportent toujours.
« La psychologie est la boue de l’humanité – il faut lui reprendre un certain espace – espace brillant, neuf, sans fin », écrit Sollers, en 1967, lorsqu’ils traversent la crise majeure, qui est son mariage avec Kristeva. Facile à dire. Encore plus à écrire. Méthode Coué à deux ? Il est rare qu’une correspondance ne tombe pas dans ce travers. On s’auto-convainc, on se convainc mutuellement. Pourquoi pas après tout? Est-ce que s’accuser, se morfondre, exercer un chantage (recours fréquent chez des êtres plus ordinaires) seraient préférables?
Dès la première lettre publiée (signalons qu’il ne s’agit que d’un choix assez sévère dont le principe n’est pas vraiment précisé par l’éditeur, qui peut avoir obéi à des principes de censure ou d’autocensure, même si, çà et là, quelques piques violentes contre des personnalités montrent la relative liberté de cette publication, qui ne craint pas de donner une image peu édulcorée d’un écrivain qui, comme n’importe qui dans une correspondance privée s’abandonne à des jugements à l’emporte-pièce, des délires, des vulgarités, des injustices), Sollers prouve qu’il a compris l’œuvre de Dominique Rolin et la comprendra toujours, en soulignant à propos de son livre Artémis (Denoël, 1958), « cette osmose (à laquelle je suis si sensible) entre l’extérieur et l’intérieur, comme si favorisée par les forces obscures (je suis sûr que vous avez vendu votre âme, une fois), vous aviez alliance avec la magie qui joue à certains moments entre certains êtres ».
La passion qui monte en lui, physique et mentale, rappelle, pourrait-on dire superficiellement, celle de Benjamin Constant pour madame de Staël, mais sans la volonté de manipulation qui n’a jamais abandonné l’auteur d’Adolphe. Ayant vite senti que la romancière était sous l’emprise de « quelque ténébreuse puissance », affirmée avec la grandiloquence d’un tout jeune homme, Sollers va s’autoriser un dialogue avec ce que lui-même comporte de nocturne, jusqu’à écrire le livre le plus proche de Dominique, et qui termine le volume : Paradis (Seuil, l980).
Ce lecteur de Rimbaud, de Joyce, de Lautréamont, de Dante, d’Ibn Arabi, de Mallarmé, de Céline, de Sade et d’Artaud tourne autour de ses maîtres, est distrait parfois par d’autres influences et par des techniques d’écriture mimétique, mécanique et desséchée, ou alors par des lectures chinoises de sa période maoïste, et, en même temps, craint de perdre le contact avec les lecteurs par trop d’obscurité, trop de références personnelles ou intellectuelles impossibles à déchiffrer. Il ne cesse de dire à son amie sa dette, tout en craignant que ce type de reconnaissance intellectuelle ne tue le désir.
À plusieurs reprises, Sollers qualifie de « magique », de « sacré » ce qui les réunit, en évacuant tous les doutes et en saluant en elle et en lui-même liberté et courage. Bien entendu, des détracteurs en douteront, eux. Et l’un et l’autre le savent, s’en amusent, sans les ignorer. Et c’est peut-être ce qui est le plus gênant dans ces lettres souvent inspirées : cette omniprésence du lecteur. Non pas qu’en écrivant Philippe Sollers ait immédiatement pensé à une publication. Mais parce que son combat pour la liberté tient constamment compte d’une voix étrangère, d’un regard différent contre lesquels il s’insurge, il a besoin de s’insurger. Ce livre n’est pas seulement une communication intime, mais autre chose – qui, d’ailleurs, justifie cette publication… –, comme si les destinataires définitifs et véritables de ces missives, c’étaient les lecteurs de leurs œuvres à tous deux, plus encore que Dominique elle-même.
René de Ceccatty
Lettres à Dominique Rolin, 1958-1980, de Philippe Sollers. Édition établie par Frans De Haes. Gallimard, 398 pages, 21 euros.