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Dentro Caravaggio, dans l’intimité du peintre
On entre en Caravage, comme on entre en religion, ascétisme de la peinture, puissance de la lumière qui met en relief l’indicible, l’innommable, l’impossibilité de montrer, mais qui s’offre néanmoins aux regards de celui qui veut voir : Voir justement, c’est ce que permet cette incroyable exposition, à Milan.
Judith et Holopherne / Crédits photo: Sylvie Roman Au Palazzo Reale face au Duomo et à ses aiguilles de pierre implorant le Ciel, se déroule une exposition rare, pleine de retenus, dans une mise en scène sobre et puissante, à l’Italienne, serait-on tenté de dire. Les commissaires de l’exposition ont réussi le tour de force de réunir une trentaine d’oeuvres du Maître, provenant non seulement de Rome, de Naples ((La Flagellation), de Florence (Jeune homme mordu par un lézard, La Bonne aventure), ou Gênes (Ecce Homo), mais aussi de Barcelone (Saint-Jérôme), de Londres (Salomé avec la tête de Saint-Jean-Baptiste), et des Etats-Unis, comme Détroit (La Conversion de la Madeleine) ou Hartford (Saint-François en extase, la première œuvre sacrée du peintre, qui nous soit connue)…
La Bonne Aventure / Crédits photo: Sylvie Roman
Ce dialogue entre des œuvres, rendu possible grâce à Dentro Caravaggio, nous amène à plonger au profond de la création du peintre, dans ses moindres détails, dans une main posée ici, maladroite, mal représentée, choquant par la proximité d’un visage si réaliste. D’une cuisse ou un bras, à la perspective ramassée, d’un ombré sur une peau, trop orangé, une touche de blanc ou un vert mettant en relief la morbidité du sujet.
La Madone des pèlerins / Crédits photo: Sylvie Roman
On va au-delà, comme si du Caravage tout était acceptable, pardonnable : un bras qui commence et disparaît subitement, comme tranché, un pied totalement improbable ou une pose, comme dans l’exceptionnel tableau “La Madone des Pèlerins” (Rome) sorti exceptionnellement de son cadre et de son autel de la Basilique Saint-Augustin, Orbi, afin de porter La Parole. Les pieds sont sales, tortueux, les vêtements éliminés et troués, les têtes rassies, de personnes souffrant mais attendant la rédemption et l’espérance de leur proximité avec la Vierge et il Banbino. L’enfant porté de façon improbable sur la hanche, est disproportionné, ce n’est pas un nourrisson, il est déjà investi dans ses chairs et dans ses gestes d’une mission toute divine.
La Madeleine repentante / Crédits photo: Sylvie Roman
Cette apparente désinvolture dans les poses de ses sujets est une habitude chez le Caravage, presque une marque, un signe. La pose de “La Madeleine repentante” est elle aussi déconcertante, avec ce cou allongé, aux vertèbres supplémentaires pouvons-nous imaginer. Assise sur un tabouret bas, son corps est disproportionné, les jambes ne peuvent exister, faute de place, par ailleurs, la robe est traitée au pochoir. Cette pose atypique mais qui est symptomatique du peintre, se retrouve dans l’émouvant tableau de “Le Repos pendant la Fuite en Egypte” (Rome, Galerie Pamphili). La Vierge offre son cou aux regards, à la tentation de la chair, mais aussi à celle du bourreau à venir pour son fils. Ses mains reposent, dans l’attente, ou la méditation. Le tableau s’ouvre vers un au-delà, ultime point de fuite avant l’avenir qui s’écrit pourtant.
Fascination de ces “Saint-Jean-Baptiste” exposés dans une proximité déconcertante, eux qui sont pour la plupart, séparés depuis des siècles dans les demeures de leurs mécènes… Obsession devant ces corps dévoilés, presque nus, simplement protégés de nos regards de voyeurs par un voile, une étoffe rouge sang, prémonition de la Passion du Christ à venir. Les corps sont émaciés chez Saint-Jean-Baptiste, jeune homme encore frêle au début de sa propre recherche spirituelle. A contrario de ses travailleurs musculeux et tortueux aux poses acrobatiques laissant voir la jugulaire, le cou offert comme Isaac-Agneau devant le couteau du bourreau, son propre Père, ou comme bien sûr, Holopherne qui offre son cou après avoir offert son corps à Judith vengeresse. Il est ici, exposé, à bonne hauteur, offert à nos yeux de voyeurs, jouissant de la douleur de l’autre, et de l’acte définitif. La Flagellation / Crédits photo: Sylvie Roman
Elle fait et accompli ce que nul ne fera, heureusement. Elle venge un peuple, une femme, les femmes, et ce sang qui jaillit lave de tous les pêchés à venir, comme le sang qui s’écoule des plaies du Christ dans “la Flagellation”.
Dentro Caravaggio, nous fait aussi plonger, et c’est une démarche à saluer, dans le procédé du Maitre : grâce à plusieurs techniques, la plupart des tableaux exposés au Palazzo Reale ont fait l’objet d’investigations et de recherches. Les repentis, les changements de position, un personnage qui disparaît, une main un bras positionné différemment. Tout y est. Et on entre littéralement et de fait, dans le processus de création de l’artiste. Alors que les spécialistes ont toujours dit que Caravage ne réalisait pas de dessins préparatoires, qu’il posait la couleur directement sur la toile, la preuve est faite que le peintre incisé ses toiles, après la première couche préparatoire, et posait ses personnages, les construisant les uns par rapport aux autres. Les touches complémentaires sont aussi visibles, et du coup, l’oeil se fait plus perçant, analysant d’autant mieux les toiles exposées aux regards. D’autant que descendues de leurs cimaises, de leurs autels, accessibles à quelques centimètres seulement, on peut mieux les observées à loisir, et s’en imprégner. Ce qui ne remplace pas, évidemment, leur découverte dans les écrins pour lesquelles elles furent inventées.
La sobriété de la mise en scène, les volets pédagogiques, la richesse et la rareté des toiles, en font une exposition à voir absolument.