PREMIÈRE NUIT
I
« Une nuit
nous te veillerons
sous une lanterne
éteinte »
Brille sous la lune le bicorne glacé
de l'homme vert-de-gris
qui voulut en soi épuiser tout sommeil
dissimuler le songe
rêvant seulement d'un soleil qui se tint à son zénith le jour entier
sans désemparer
mais c'est la nuit — et seul il demeure, seul en soi
avec seul l'ennui de qui vit dédoublé.
Les étoiles même se sont démultipliées.
Il est hors de sa mémoire : barque sans rameurs glissant
sur l'étendue noire
point de bruissement ni murmure
de ressac
pas même la simple mémoire du vent
ne ferait que l’heure
fut passée
II
« ... S'ébattant à l'aube dans les eaux
scintillantes
du petit lac suspendu, ou
sur les drailles
baignées de soleil ... »
La marmotte a poussé son cri.
Lui s'est tenu en retrait tandis que les hommes
rampaient entre les roches.
Un seul coup de feu a retenti
dans la montagne.
*
Il se souvint du renardeau égaré parmi les vignes –
renard imberbe — les hommes aux canines saillantes
tapant les barbelés de leurs bâtons
et la résonance gutturale de leurs cris dialectaux
entre mer et ciel aux Cinq terres
in extremis le renard, aperçu intouché,
se glissant parmi les pierres et les hommes
de retour,
bredouilles
sur la place du village.
III
« Là où les tours se fissurent
où la muraille tombe
en poussière
(là où fleurissait
le lys sauvage)
Si rien ne dit
le temps
qui passe
je deviendrai folle »
La route tourne et file, déportée, centrifuge.
Le visage aperçu sous le tricorne bleu — si calme — a les yeux
très écartés.
(Non loin, des jeunes filles, prises dans une ronde, se confient
un secret.)
Une petite fille est couchée en chevreau, inaperçue
dans l'herbe haute
le triangle qui, de sa chevelure abondante, tient lieu de racine
est placé bas sur le front.
La maison jaune a vacillé à l'extrême bord de la falaise.
L’œil a maintenant couleur d'absinthe. La bouche est
pleine d'araignées. La nuque s'est durcie.
En face, de l'autre côté du grand détroit, des hommes sont
nus au soleil,
ils sont prostrés sur des gradins de ciment noir.
Une étrave fend le flot qui les sépare
de la douleur commune
court l'onde laiteuse, très vite.
« et bientôt de glaise
debout, confondus
magnifiés
par la splendeur calcaire sous la lune bleue
leur sourire
rigoureusement
horizontal »
François Amanecer, Le Corbeau interrompu, poème, précédé de Vu d’en haut – poétique. Revue Nunc, éditions de Corlevour, 2017, 80 p. 16€, pp. 25 à 28.
François Amanecer est poète et essayiste. Après deux ans à Harvard, sa vie professionnelle l’a mené en Espagne, en Italie, en Grèce… Son premier recueil de poésie, Silex I (Éd. Gérard Klopp), est paru en 1996. Depuis, il a publié de la poésie dans les revues Po&sie, Grèges, Nunc, Nouveau Recueil, etc. - ainsi que des essais esthétiques dans les mêmes revues ou dans Études, Positif, Kephas, Diogène, Communio. Ses ouvrages les plus récents sont Cri ténu du grèbe (poème en huit chants) et Le tri poétique (essai), publiés aux Ed. de Corlevour en 2010.
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