Lettres par-dessus les murs (50)
Ramallah, samedi 28 juin 2008
Caro,
Les temps ne sont plus ce qu'ils étaient, nous en parlions hier avec les amis, de ta lettre et des malheurs de l'éducation, en Suisse, en France et ailleurs. Quelques lueurs d'espoir tout de même, comme tu as pu le lire, le Conseil de l'Europe veut interdire la fessée : elle porte atteinte à la dignité de l'enfant, comme on le sait, et elle bien peu efficace. On privilégiera désormais au sein des familles la bonne vieille pratique de la brûlure de cigarette ou de la torsion de bras, l'autorité parentale s'en trouvera renforcée, c'est bien.
Ziad m'a raconté cette semaine la Ramallah de son enfance, on s'est croisé par hasard, on s'est salué bien bas, parce que Ziad est un gentleman de la vieille garde et qu'il mérite tout le respect, on a échangé deux banalités et il s'est lancé dans la peinture d'une fresque du temps jadis. Quand il n'y avait pas d'hôtel en Palestine, mais des salles communes où tout voyageur était accueilli par un repas, un narguilé et un coin de tapis... quand aux carrefours on trouvait des grandes jarres d'eau fraîche pour rassasier la soif des promeneurs... quand il n'y avait en ville que cinq voitures, pour les deux médecins et les trois nantis. De sa voix grave et douce, il m'a parlé de ces étés qu'il passait à Hébron, dans les champs, en ce temps-là tout le monde travaillait en été, pour se préparer aux rigueurs de l'hiver, et l'on chauffait les maisons avec les noyaux des olives issues de la récolte.
En ce temps-là peu d'enfants apprenaient vraiment à lire, ils récitaient le Coran assis sur le sol de l'unique pièce de l'école. Lui faisait partie des privilégiés, son père était cheminot, il portait le bleu mais le soir il mettait la cravate et le fez ottoman, parce qu'il était fier d'être fonctionnaire, et la mode était à la moustache hitlérienne, on était solidaire des Allemands et des Turcs, contre les Anglais. La locomotive paternelle desservait alors le Caire et Damas, l'on pouvait aller jusqu'à Cape Town en train, et à neuf ans, pour apprendre la géographie, l'instituteur leur demandait de trouver le chemin le plus court de Jérusalem à Madrid, en s'aidant des cartes et des horaires de chemins de fer.
Ensuite nous passons du coq à l'âne, aux hommes invisibles et aux djinns, il m'avoue qu'à son âge il a encore peur du noir, parfois, quand il va vérifier le fonctionnement de la citerne derrière la maison, les mystères sont grands, on cause religion et son regard plonge dans la nuit des temps, savais-je que la circoncision trouve son origine dans les rites cananéens, et me suis-je rendu compte que dans les synagogues et dans les mosquées subsistait encore la trace de l'autel des premiers sacrifices ? Non, mais je repense aux offrandes hindoues, aux lingams arrosés de lait et couverts de fleurs, et cette soudaine redécouverte de l'unité humaine me réjouit. Il est tellement facile d'oublier même les évidences, quand on vit le dos au Mur… De l'Occupation nous n'avons point parlé, je ne tiens pas à savoir comment un homme aussi épris de connaissance, de voyages dans l'espace et dans le temps peut supporter d'être Palestinien aujourd'hui.
Il regarde sa montre, je vais devoir rentrer, je vous prie de m'excuser, le match va commencer, dit-il avec un petit sourire. Espérons que la Turquie gagne, dis-je – Que le meilleur gagne, répond-il de sa voix grave et douce.
Nous quittons Ramallah lundi aux aurores, pour de longues vacances, et Istanbul où nous faisons une petite escale. La ville ne sera ni klaxonnante ni pavoisée, mais ça restera la plus belle du monde… je t'en enverrai des nouvelles, avant de débouler enfin à la Désirade, dans une dizaine de jours...
A très bientôt,
Pascal
PS. Mon ami Nicolas reste ici pendant l'été, les curieux de littérature, les amoureux de photo et les passionnés du monde arabe pourront consulter son blog, il y enfile perle sur perle : http://battuta.over-blog.com/
Cher vieux,
Tu seras déjà parti quand tu liras ce mot, mais cela ne fait rien n’est-ce pas ? Nous avons tout le temps, et bientôt je vais te tanner avec mes souvenirs remontant au moins au XVe siècle, lorsque je traversais l’Europe dans la bande d’escholiers de Thomas Platter le fils de bergers de montagne devenu grand humaniste à multilangues.
Les souvenirs de Ziad me rappellent ceux de mon Grossvater, qui possédait lui aussi sept langues et lisait tous les soirs, sur la table de la Stube dont les quatre pieds tournés constituaient les colonnes de notre temple d’enfants, quelques pages de sa grande Bible et quelques sourates du Coran en V.O. Grossvater avait connu sa promise au Caire, et tous deux y rencontrèrent aussi le père de mon père, lui aussi dans l’hôtellerie. Le père du père de mon père, en revanche, était dans les chemins de fer comme le père du père de ma mère, qui fut de la première équipe à traverser le tunnel du Gothard, au titre de chef de train.
Je ne voue aucun culte particulier, en ce qui me concerne, aux choses et aux gens du bon vieux temps. L’attitude de beaucoup des gens de ma génération ou de la précédente, qui consiste à prétendre que plus rien ne se fait de bon aujourd’hui, me semble déplorable. Je suis tout à fait conscient, en matière de littérature et d’art, que nous vivons dans une période d’eaux basses, mais c’est en pensant et en sensibilisant notre temps que nous pourrons faire le mieux que nous pourrons, et non en nous cantonnant dans le passé, qui n’est à mes yeux qu’une modulation du présent. Lorsque la mère de ma bonne amie, Batave anarchisante, me parlait de Sénèque dont je lui ai filé un opuscule, avant qu’elle n’achète toute la série, elle me parlait de « ton M. Seneque » et me citait ses propos comme si elle venait de boire un coup avec lui au Café du débarcadère. Elle aussi regrettait le temps des vitriers chantant dans la rue, comme je regrette l’odeur de crottin que diffusait le passage des chars des maraîchers remontant du marché, dans les hauts de Lausanne des années 50, et l’autre jour ma vieille marraine, troisième fille de Grossvater, me racontait comme celui-ci, pingre et demi, au retour de leurs immenses balades du dimanche, parfois jusqu’au sommet du Rigi et retour, conseillait à ses filles, sur la route du soir, de faire semblant de boiter pour apitoyer quelque conducteur de char ou des rares voitures de l’époque…
Nos souvenirs sont-ils plus beaux que ceux que nous avons offerts sans le savoir à nos enfants ? Qui peut le dire ?. Le tout est de s’arranger pour ne pas les leur pourrir d’avance. Mais les émerveillements de nos mômes valent bien les nôtres et, à vue de nez, la tradition ne se perd pas malgré les Barbie connes et le Coca Zéro.
Je t’envoie, avec cette vue de La Désirade où vous êtes attendus, cette photo de la famille de la mère de ma mère, quoi doit dater de 1911. Tous les gens qu’il y a là sont morts. L’un de nos arrière-grands-oncles présents fut chercheur d’or aux States et mourut de déprime après son retour en Suisse. L’autre était boucher. Un autre encore, que nous appelions l’oncle Fabelhaft, avait pas mal voyagé et pratiqué le négoce de tapis orientaux. Il nous faisait, enfants, beaucoup rire, je ne me rappelle plus pourquoi. L’une de nos tantes vécut en Chine, une autre se pendit de chagrin (l'Amour...), une autre encore se perdit d’inconduite. La personne très digne du premier rang est ma grand-mère Agata, mère de ma mère qui, le jour de ses 80 ans, fut ensevelie sous les fleurs de tous ceux qu’elle avait aidés petitement ou grandement, au dam de mon grand-père qui trouvait que c’était là bien de l’argent gaspillé. De la même façon, s’il prenait la fantaisie à ses filles de nous voiturer en taxi depuis la gare, il ne manquait pas de leur faire remarquer qu’avec l’argent de ce taxi on eût acheté trois pains.
Ainsi de suite : c’est la saga des familles. Un jour, me trouvant sur une butte dominant le quartier de nos enfances, et me rappelant le voisinage de Simenon, sur les hauts de Lausanne, j’ai pensé que je pourrais un jour, comme de petites boîtes qu’on ouvre, guigner dans chaque maison et en regarder vivre les gens. Dans ce quartier qui nous semblait, adolescents, la banalité même, voire la mort vivante, j’ai appris à détailler depuis lors des romans et des nouvelles à n’en plus finir, nourris de drames de la jalousie et de suicides, de trésors de bonté et de d’abîmes de solitude ou de mesquinerie. En notre enfance nous étions bien cinquante à jouer sur le grand pré, et les aiguiseurs passaient avec leurs aiguisoirs, les vanniers avec leurs paniers, les pasteurs et les curés avec leur propre bazar, puis il n’y eut presque plus d’enfants, et voici qu’il en repousse.
Liras-tu ces lignes à Constantinople (j’en suis resté à ce nom magnifique), ton portable sur tes genoux au milieu d’un souk moyennageux, ou dans quelque aérogare futuriste fleurant le kérosène ou le parfum dutyfree ? Quoi qu’il en soit, je me réjouis de vous voir tous les deux, je vais vous amener au Chemin des Dames, en plein Lavaux, comme j’y ai amené Fabienne Verdier, Nancy Huston et tous ceux que j’aime ou que j’ai envie de pousser un peu au bord de la falaise (ça ne pardonne pas), et nous parlerons de ton roman en fumant nos bonnes vieilles pipes pendant que nos bonnes vieilles compagnes feront ensemble un peu de tricot sur le banc qu’il y a devant le chalet…