Il est juste de constater aujourd'hui que, chez les écrivains, poètes ou romanciers, la question du sujet de l'œuvre, de sa thématique, n'est plus évacuée. Sans doute les œuvres morales bien-pensantes, puis politiques (le réalisme soviétique, mais pas seulement) avaient-elles fait des dégâts et provoqué chez certains un recentrage sur l'écriture comme devant être la seule maîtresse des auteurs.
Avec des poètes comme Dominique Dou, la question se déplace. Dans son récent ouvrage Bagdad sous l'ordure, l'écriture reste première (au contraire de ceux, nombreux, qui se saisissent d'un sujet pour cacher une certaine pauvreté de la langue et donc de la pensée), mais elle chemine avec un sujet. Il serait faux de dire : Dominique Dou a écrit sur Bagdad. Disons plutôt que l'écriture, ici, émerge, sourd de ce qu'une tragédie, tellement symptomatique de la tragédie humaine dans son ensemble, provoque chez elle. Elle écrit avec, plutôt que sur.
De cela naît un " long poème " (l'expression lui vient, comme certains le disent du poème de Parménide) qui nous ouvre un chemin à la fois historique et intime, où le passé est tout à la fois celui des siècles et des souvenirs. Posés là comme des bornes sur la voie, cent vingt-deux vers identiques ( Le lendemain) ouvrent cent vingt-deux des cent vingt-cinq strophes ; étonnant passé ainsi rythmé d'une sorte de perpétuel avenir immédiat : Le lendemain. Mais ne nous y trompons pas : c'est bel et bien du passé. Le lendemain n'est pas demain ; le futur y est antérieur au présent de l'écriture même et, a fortiori, de la lecture.
Voilà pourquoi, dans les strophes de six vers qui rythment l'essentiel du poème comme les couplets des litanies, les temps peuvent se conjuguer d'une manière inhabituelle, dans la rencontre des époques :
Le lendemain
Cyrus et ses Juifs dans ta ligne de mire - ou alors les Kurdes
la cinquième révolte - tu crois
aux armes de vengeance mais
tes palmiers se dessèchent et ton peuple ne boit pas
de pétrole
Pour un peu, on penserait à Teilhard de Chardin et à l'éternel présent, déisme en moins :
Le lendemain
ta prière pour sortir de Bagdad -
tu ne prieras point les démons
pour sortir
de Bagdad tu imprimeras ça :
le train ne s'arrête plus -
Car il y a là-dedans, c'est-à-dire dans le poème comme dans le monde ou son Histoire, dans cette époque-ci, comme un train-fantôme peuplé de spectres vivants ou morts (ils sont toujours là) avec son infernale cadence qui fait oublier un mot pour un autre, un être pour un autre, et rend tout présent pour mieux nous faire sentir l'irrémédiable du passé. Et du présent également : si " le train ne s'arrête plus ", tout ce qui est lancé l'est aussi définitivement vers l'avenir, vers " l'aujourd'hui et [...] tous les lendemains ".
L'image même du train l'indique à l'évidence : c'est bien d'un parcours qu'il s'agit. Un parcours qui ne serait pas seulement successif, mais pratiqué à chaque pas, à chaque strophe, loin de toute cartographie. Les espaces y sont tour à tour ceux de Bagdad (de tous les Bagdad : celle du souvenir, celle du mythe, celle de la plaie ouverte), du monde, de soi :
Le lendemain
l'axe des cadavres me traverse - brûlée -
ce monde démarre -
Irak milieu mondial - Bagdad
milieu du milieu -
Couper devient simple
Le monde lui-même donne ainsi à la poète toute son autorité pour rythmer le poème comme elle l'entend, c'est-à-dire sous la dictée de la mort et de la vie.).
Lorsque l'on referme le livre après avoir lu la remarquable postface de Jean-Pierre Faye, qui remue avec éloquence la matrice historique de l'œuvre, son épaisseur, sa charge d'engagement, quelque chose continue de résonner en nous comme l'écho d'un cri ancestral et perpétuel. Car celle qui tutoie Bagdad nous parle surtout à nous, lecteurs, " qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin. " (Jean Cayrol, in " Nuit et Brouillard " d'Alain Resnais). On se demande, après ce " Bagdad ", quelle importance pourrait avoir une écriture qui ne prendrait pas en compte, à son compte, un tel cri.
Yves Jouan
Dominique Dou, Bagdad sous l'ordure, éditions Henry, collection Les Ecrits du Nord, avril 2017, 48 pages, 10 €.