Alexis Jenni, prix Goncourt 2011 pour L’Art français de la guerre, a récemment publié une aventure en plein cœur du XVIe siècle, entreprenant de raconter l’expédition de Cortés au Mexique et la chute de l’Empire aztèque dans La conquête des îles de la Terre Ferme. Le terrain de jeu a tout à offrir : une liberté magique pour l’imaginaire, une dimension épique inégalée, des enjeux de taille pour les hommes qui ont mené cette conquête, de l’aventure et de l’exotisme. Alexis Jenni débute son récit en Espagne et conduit son lecteur à la première personne, par l’intermédiaire de son personnage de Juan de Luna, jusqu’au cœur de la capitale aztèque aux heures les plus intenses de la conquête.
Dans un bref avertissement et à travers ses remerciements en conclusion se devine une passion pour le Mexique et pour cette période charnière des années 1520. Mais qu’en a vraiment compris Alexis Jenni ? Pas grand-chose se dit-on en refermant le livre. Peut-être rien.
Ses sources, pour peu que l’on soit un minimum connaisseur ou curieux du sujet, sont évidentes. Le principal moteur à l’univers qu’il décrit, c’est le récit de Bernal Diaz del Castillo. Il l’a lu, et en recrache littéralement certains passages. Probablement a-t-il aussi parcouru les lettres d’Hernan Cortés adressées au roi Charles Quint. Quelques passages où il s’aventure à élaborer des textes indiens laissent supposer qu’il a ouvert le Chilam Balam.
Mais, malgré ces diverses références, l’usage et l’analyse qu’il en fait sont totalement erronés. Alexis Jenni n’est pas historien, soit ; mais il n’a pas l’œil assez affuté, ou bien il n’a pas pris le temps pour élaborer son texte ou simplement le relire. Il accumule les fautes, certaines factuelles, certaines légères incohérences, et d’autres grossières lourdeurs dont pâtit le texte de façon continue.
Il y a d’abord ce choix de recycler Bernal Diaz del Castillo de façon assez brutale : par des listes de personnes, par des détails utilisés sans la moindre modification, par des successions d’anecdotes utilisées sans les reformuler. La sensation est très désagréable : Jenni n’écrit pas, il ne construit pas, ne crée pas, il recopie. Lorsqu’il parle de certains conquistadores dont il évoque des traits particuliers, lorsqu’il évoque des anecdotes prophétiques aztèques, il utilise les chroniques de l’époque sans y apporter la moindre touche d’imagination. De longs paragraphes ne font que répéter Diaz del Castillo, Cortés et d’autres. Le verbe bien trop contemporain de Jenni ajoute une lourdeur terrible à ces évènements d’un autre temps qui parfois savaient être magiques sous la plume des conquérants eux-mêmes. Des moments majeurs de la conquête et des points essentiels de la débâcle aztèque sont réduits à rien ; la mort de l’empereur aztèque ou encore le célèbre saut d’Alvarado au cours de la Noche Triste (la fuite des Espagnols hors de la capitale aztèque au début de l’été 1520) sombrent dans la banalité, aussi vite racontés aussi vite oubliés.
Alexis Jenni est trop naïf. Il opte pour des éléments grotesques dont il abuse, sans donner à son verbe une dimension ou une qualité qui parviendraient à les légitimer. Quand un requin est étripé, c’est pour que des chaussures espagnoles soient extraites de ses entrailles ; pas une, non, trois (p. 159) ! Toujours plus, toujours trop, cela semble être un leitmotiv récurrent. De la même façon, lorsqu’il parle des sacrifices humains, c’est pour le faire avec des mots plats, de façon récurrente, au point de rendre cela inutile, de ne pas parvenir à choquer son lecteur ou à le fasciner. Pourtant il tente de faire dans le morbide, dans le glauque, mais il n’y parvient que sous une forme grotesque ou lassante. A aucun moment il n’y a ni la saveur des textes historiques, ni le style tellement éreintant et spectaculaire que sait donner un autre prix Goncourt, Jonathan Littell, lorsqu’il décrivait des exécutions (dans Les Bienveillantes).
Le rendu est pauvre, pauvre cet exotisme que sont supposés ressentir les Espagnols, pauvre les apparitions et disparitions de personnages pourtant majeurs, purement fictifs ou ayant eu une existence véritable. Cortés débarque au cours d’une grotesque aventure pornographique à Cuba ; l’empereur Montezuma meurt en une phrase, aussitôt oublié ; le nain Amador – pourtant un beau personnage – finit dans une mise en scène trop vite expédiée, sans dimension.
Pauvre, le phrasé de Jenni, son choix de vocabulaire. Lorsqu’il fait dialoguer Cortés et Alvarado notamment, il opte pour une tonalité vulgaire qui ne colle pas avec l’époque ni avec ses personnages. Il abuse du mot « con » qui sonne bien trop anachronique, bien trop simpliste, il suffit de songer à Cervantes. Ou à défaut, on aurait souhaité un ton plus aventurier, d’autant que son narrateur est féru de textes chevaleresques, mais pas de « fils de chienne » ou de « fils de putain » pour autant. Régulièrement, ses phrases répètent des mots de façon inapproprié, alourdissant le texte, rendant le rythme bancal, sombrant dans une simplicité excessive. On trouve ainsi en cours de lecture : « J’ai cassé ce que j’ai pu, pas grand-chose car il n’y avait pas grand-chose (…). » (p. 44), « J’entrai dans l’écurie où était un seul cheval, qu’il appelait son meilleur cheval, et je le montai. Il me laissa faire, il eut un petit rire de cheval en me voyant ainsi accoutré (…). » (p. 48), « Cela fit rire Alvarado, et cela fit rire tout le monde que cela le fasse rire : on le connaissait. » (p. 127), « Il faudrait, il faudrait, il faudrait contrôler tout ça. » (p. 377). Et sans doute pire que tout, cette formulation écœurante : « (…) alors que comme (…) » (p. 405). Il n’y a pas de musique dans le texte de Jenni, il n’y a pas de rythme, de tonalités qui sachent attirer l’oreille du lecteur.
Alexis Jenni opte pour des termes dérangeants dans un récit qui se veut dater du XVIe siècle. Par exemple lorsqu’il écrit « Un flot de paroles sortait (…) comme une vieille canalisation qui se débouche. » (p. 167), ou lorsqu’il parle de « sueur ammoniaquée, d’urine indélébile » (p. 38)… Il joue avec cette volonté de choquer ses lecteurs les plus sensibles, mais ses scènes d’anthropophagie ne sont pas crédibles, elles sonnent avec une horreur de pacotille, les barbaries indiennes ou les comportements de certains personnages sont racontées avec des mots trop banals, ou des éléments voulus pervers mais trop grotesques pour être efficaces : « Si le gouverneur décide, projette, mange, boit, vitupère, pète et rote, s’approprie tout, parle à tout le monde, tape sur l’épaule, rigole sans malice, il n’administre pas (…). » (p. 123). Dans la première moitié de son texte, peut-être même pendant les deux tiers, Jenni surfait son univers à grands renforts de rots, de sang, de pets et de matières fécales, auxquels s’ajoutent mises à mort, chairs brûlées, sacrifices. Cela n’a aucun charme, aucune force, aucun exotisme, il n’y a pas même la violence répulsive d’un Sade ou la simplicité horrifique que sait susciter un Stephen King.
L’univers de Jenni est d’ailleurs une terrible contradiction dont on ne parvient pas à déterminer s’il doit plus respirer le regard européen ou indien, s’il doit évoquer le XVIe siècle ou résonner avec le XXIe. Dans le choix même des mots qu’il emploie, Jenni ne cesse de se contredire, d’inscrire de terribles incohérences pour lesquelles on finit par se demander s’il est simplement aveugle ou s’il a rédigé La conquête des îles de la Terre Ferme dans la précipitation. Il ne maîtrise ni son époque, ni ses protagonistes et ne parvient pas à se décider pour la logique de son univers. Ainsi, il évoque la première fois la ville de Mexico-Tenochtitlan sous le nom de « Temistitan » (nom peu connu, utilisé par quelques chroniqueurs du XVIe), de la même façon qu’il opte pour le nom du dieu Huichilobos, employé par certains Espagnols à la place de Huitzilopochtli. Mais tandis que ces choix inclinent le texte vers un certain réalisme, l’ancrent dans des références aux chroniques d’époque, il évoque sans sourciller des fées, qui n’ont pas une seule seconde leur place dans les mythologies et les fantasmes des conquistadores, il parle de « pyramide », terme anachronique puisque les chroniqueurs parlent de « temple » le plus souvent, parfois de « synagogue » ou de « mosquée ». Et si ces détails peuvent paraître trop précis, et donc anecdotiques, il faut y ajouter la terminologie des volcans (« soufre », « lave »,…) alors que les Espagnols ignorent ce qu’est un volcan et ne comprennent pas dans les premiers mois de leur présence à Mexico-Tenochtitlan ce qu’est le Popocatépetl, la « montagne qui fume »… ce que, paradoxalement, rappelle Jenni lorsqu’il mentionne l’expédition vers le cratère pour tâcher d’élucider ce mystère. Il parle également de chocolat régulièrement, sans vraiment figurer l’incompréhension des Espagnols face à cet ingrédient qui leur était totalement inconnu. Chocolat dont il use d’ailleurs dans des détails sordides et sans la moindre force narrative : « Si vous ne libérez pas l’Empereur, nous vous tuerons, et nous vous cuirons dans du chocolat. » (p. 347) notamment. A aucun moment il ne prend en compte le décalage de la faune locale pour les conquistadores, et utilise notamment le mot « jaguar », alors que les Européens appelaient cet animal « tigre » ou « lion ».
Mais le paroxysme est atteint lorsqu’Alexis Jenni écrit quelques intermèdes aux tonalités indiennes, sans pour autant respecter la moindre cohérence, alors même qu’il raconte un choc des cultures, la confrontation de deux univers totalement étrangers l’un à l’autre. Il use ainsi de termes européens, chrétiens, sous la plume ou dans la langue de Mésoaméricains païens : « Envoyons-leur toutes sortes d’inhumains, des enchanteurs, des nécromanciens, des hommes-hiboux (…) » (p. 206), ou ailleurs des « devins » (p. 189) ; la « sainte puanteur » (p. 203) écrit-il. Toujours sous une plume indienne, il évoque un animal des forêts mexicaines, le « chevreuil » (p. 189). Or, il y a bien des cerfs au Mexique, mais pas trace du moindre chevreuil qui est une espèce exclusivement euro-asiatique. Plus choquant encore, Jenni choisit de parler des soldats indiens, les « chevaliers-aigles » et « chevaliers-jaguars » (p. 187 ou 191 notamment). Mais comment être chevalier dans un continent où il n’existe pas le moindre cheval ? Commandant-aigle, seigneur-aigle, chef-aigle si l’on veut, mais le français ne propose pas un terme passe-partout comme le « knight » anglais qui n’implique pas la monture du soldat.
A la lecture de Jenni, une désagréable sensation s’impose, celle de lire un Umberto Eco de très mauvaise qualité, Le nom de la rose repensé dans un autre contexte, une autre époque, dépouillé de sa dimension policière. La sensation est particulièrement appuyée dans la première partie espagnole du récit où le narrateur, Juan de Luna, est protégé et en partie éduqué par un aveugle du nom de Jorge, qui rappelle de façon flagrante le Jorge de Burgos d’Eco, et du même coup Jorge Luis Borges (qui était lui-même aveugle).
Mauvaise maîtrise de l’époque qu’il entreprend de raconter, mauvaises connaissances du monde qu’il explore, analyse trop vite survolée des chroniques dont il s’inspire, style narratif pauvre, personnages peu attachants, récit beaucoup trop limité, piètre mise en scène, pratiquement tout dans ce livre d’Alexis Jenni donne un sentiment d’inachevé, laisse au lecteur un effet incomplet. Les ratés sautent aux yeux, s’accumulent et même si la qualité globale du récit tend à s’améliorer au cours des dernières cinquante pages, et que les toutes dernières pages ont une belle tonalité pour clore le récit, c’est bien trop payer que de surmonter quatre cent pages d’un récit brouillon pour savourer trois paragraphes. N’est pas Umberto Eco qui veut, et les montagnes épiques de l’histoire demandent à être maîtrisées un minimum avant de s’y aventurer la plume à la main.