En sortie le 13 décembre 2017 dans les salles françaises, le premier long métrage de la franco-algérienne Sofia Djama offre une émouvante chronique sur 24 heures de l’Alger des années 2000.
C’est le jour du vingtième anniversaire de mariage d’Amal et Samir mais ils ont bien du mal à trouver l’esprit de la fête. Fahim, leur fils, traîne avec ses amis Feriel et Reda. Situé en 2008, quelques années après cette décennie que l’on hésite encore à appeler guerre civile, Les Bienheureux est un va-et-vient constant entre ces deux générations. Celle des parents, cassés par les années noires, qui survivent à la recherche d’un espoir, et qui voudraient protéger leurs enfants. Et celle des jeunes, travaillés par le désir de vivre mais confrontés au conservatisme rampant, et qui portent aussi les blessures de leurs parents. Dans le contexte rigoureux du contrôle social et idéologique qui se renforce, et réduit l’espace de liberté de tous, les parents cherchent leur voie entre l’ici et l’ailleurs, entre la perte des illusions et la nécessité de faire avec. Quant aux jeunes, ils sont là, et se cherchent dans l’ici et maintenant.
Les Bienheureux est porté par une pléiade d’acteurs remarquables, à commencer par Nadia Kaci, dont la fêlure guide les pas. Mais dans ce temps court autour d’une nuit dramatique, dans la géographie des ruelles et des grands axes, la cacophonie des artères le jour et la pesanteur du silence la nuit, c’est toute une ville qui est présente, et partant un pays qui se fige dans l’immobilisme.
Fahim n’a que faire des pressions de sa mère pour aller étudier en France : sa patrie, c’est là où il a les pieds. Reda vit sa foi comme une poésie, un soufisme que ne peuvent supporter les gardiens de l’obscurantisme. Feriel refuse de se laisser enfermer dans la mélancolie malgré le drame qu’a subi sa famille victime des fous de Dieu. Chacun à leur manière, ils échappent au contrôle des parents, sans pour autant suivre un chemin tracé. La musique leur offre des lignes de fuite, l’affirmation de soi des voies de résistance. Mais au fond, ils errent dans l’ennui. Ce n’est que lorsqu’ils sortent de leur milieu estudiantin qu’ils trouvent des espaces plus ouverts.
Amal et Samir, eux, ne sortent jamais de leur voiture, de leur appartement, de leurs restaurants. Ils ne voient la ville que du haut de leur balcon. Avec leurs amis, ils ne parlent que de leur positionnement, de l’indépendance au compromis. Mais jeunes et vieux sont tous confrontés, en toutes circonstances aux blocages et aux accrocs, à l’adversité. C’est ce qui fait à la fois la tension et le récit du film, et inscrit Alger comme lieu des tourments. C’est pourtant au terme de cette nuit que chacun a avancé d’un pas.
Les Bienheureux est comme une lettre d’une fille à ses parents, de la génération qui avait 20 ans en 2008 à celle qui en avait 40 et qui s’est connu dans la rue lors du « printemps arabe algérien », en 1988, lorsqu’elle-même avait 20 ans, et qu’elle manifestait pour obtenir la démocratie mais dont l’espoir a basculé dans la montée du FIS. C’est une lettre sur un héritage dur à porter. Elle propose en dédicace un appel au dépassement : « A la mémoire de nos parents, qu’elle ne s’égare pas dans l’habitude de leur absence ». Comme si les parents, défaits, désunis, ne savaient plus comment connecter avec leurs enfants et leur assurer une présence, comme si les enfants s’habituaient à ne plus chercher leur contact et l’écoute de leur expérience.
La césure du pays n’est plus dès lors seulement entre une société progressiste et celle qui s’enferre dans le conservatisme religieux, focus de nombre de films et forcément présente ici aussi, mais dans le fossé qui s’est creusé entre deux générations. Les Bienheureux s’affirme ainsi comme un film-constat, dont l’enjeu est de restaurer l’essentiel : la conscience de cette cassure, profonde, intime, gravissime puisque la génération montante ne sait où s’appuyer pour bâtir un avenir.
Revenir sur les années de plomb est nécessaire pour la génération de Sofia Djama car elles ont affecté toute l’Algérie et qu’on a tendance à vouloir en tirer le sale rideau. En ressasser les drames ne fait rien avancer : c’est dans l’intime et aujourd’hui que se situent les blocages qui en sont issus, c’est dans la mémoire que se logent les noeuds. C’est donc cet après le sujet du film : comment la guerre a profondément changé les individus, et au fond, comment elle les empêche d’aimer et de s’aimer.
« Bienheureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde ». Le christianisme et l’islam ont notamment en commun de se définir comme religion de la miséricorde. Dans le film de Sofia Djama, chacun fait un pas vers l’autre, sans pour autant renoncer à ce qu’il est. Il ne le fait pas par compassion mais par compromis personnel pour parvenir à la survie. Sans doute dans la simple conscience que le plus important est d’éviter les blocages pour décider de sa vie.
Sofia Djama porte sur tous ses personnages un regard bienveillant. Samir a toujours la chaleur de Sami Bouajila. Même le journaliste cynique interprété à la perfection par Faouzi Bensaïdi conserve son humanité. Pour incarner Feriel, elle a trouvé en Lyna Khoudri une vitalité frondeuse qui porte le rôle à merveille (elle a d’ailleurs reçu le prix d’interprétation Orizzonti au festival de Venise). Quant à Nadia Kaci, elle est d’emblée située dans la lignée de la solitude et de l’intériorité fuyante de Nahla, dont elle regarde un passage à la télévision, un film culte de Farouk Beloufa (1979) et son unique long métrage de fiction, tourné à Beyrouth dans le tourbillon de la guerre civile libanaise et les incertitudes de l’époque.
Ce regard sensible et généreux de la caméra, d’un cadre et d’une lumière qui épousent ce qu’expriment les acteurs, cette mise en scène impressionnante de maturité, au service de la pensée autant que du témoignage, cette confiance malgré tout en l’humanité, font de Les Bienheureux un film qui nous concerne tous et qui laisse des traces.