Illusion et chant
Tout recueil de Gérard Pfister, éditeur depuis les années 70 mais poète effacé, a à voir avec la musique. Après trois oratorios l'auteur écrit un opéra en trois actes qui s'achève sur une Sinfonia. Le sous-titre du recueil, Favola in musica, emprunté à L'Orféo de Monteverdi, tend à prouver que poésie et musique sont bien intimement liées.
Le recueil commence par un prologue qui, à l'aide la prosopopée, figure de style utilisée jusqu'à la fin pour les trois personnages principaux, met en scène le Temps et le Songe. Celui-ci prend en premier la parole louant tout d'abord la Nature et son harmonieuse "partition". Le Songe intervient en affirmant le pouvoir de sa parole à la fois performative et violente (les mots "emprise" et "empire" y font paronomase avant un champ lexical caractéristique comme, par exemple les mots "coup", "flèche", "proie" ) Il prétend de plus que "tout est sauvé / du temps / du fleuve / sauvé du flux", faisant allusion sans aucun doute au "Panta rhei" d'Héraclite.
A ce paradis nommé le Temps répond à l'imparfait par un paradis qui semble perdu. Variations à ce propos sur l'oiseau et le merisier.
Débute ensuite l'acte I quand le Songe entonne son chant à l'occasion de l'expression d'une parole et d'une pensée régnantes qui sont liées et qui, par leur puissance, sont sources d'identité et d'immortalité; elles sauvent ainsi les hommes du "terrible écoulement".
Mais apparaît très vite l'idée que tout est illusion, que les mots sont un théâtre comme le dit l'introduction rédigée par Gérard Pister lui-même : "Le théâtre, c'est notre chair, c'est le monde. Matière de ce qui naît, de ce qui meurt. Les tissus, les cellules, les corps. A tout cela nous sommes aveugles. Nous ne voyons - nous ne voulons voir - que la scène dégoulinante de lumière et d'ombre."
Comme dans les recueils précédents, une recherche de concision, un refus de bavardage loin de la logorrhée contemporaine, entraîne l'auteur à s'exprimer laconiquement : des strophes de trois vers très brefs comportant un à quatre mots maximum font penser à des sortes de Djinns hugoliens ou même à une chaîne de haïkus ; elles s'égrènent, incantatoires et dans leurs leitmotivs, telles les perles d'un chapelet non dans le but d'une prière mais dans celui d'une parole qui veut exorciser la peur. Les mots, en effet, sont traîtres mais "le poème est une catharsis pour nous libérer de leur illusion", comme il est écrit dans la communiqué des éditions Arfuyen.
Aussi, dans le volet 2, le Temps se pose-t-il la question du chant, celui même de l'oiseau. Lui répond alors la troisième allégorie, troisième personnage de l'opus, qui donne sa propre définition :
et je chante
le chant
n'a pas de fin
les paupières
doucement
refermées
sur le globe noir
des yeux
C'est ainsi que l'écriture, par ses répétitions, ses assonances et allitérations, se fait elle-même mise en abyme, chant dans un chant qui "ne cesse pas" dans l'absence et les pleurs.
Dans le volet 3 une joute à trois voix présente les questions et les affirmations sans espoir des protagonistes. Le lecteur est distrait loin de ces considérations par l'apparition, dans la bouche du Songe, du cheval éponyme. A lieu alors un combat rendu vivant par un style et un vocabulaire du meilleur genre épique. Un genre qui, loin d'être démodé, arrive à faire encore vibrer :
le cheval
s'élance
sur un corps d'homme
dans un instant
ses sabots
vont l'écraser
déjà
sa bouche ouverte
entonne le péan
Le Chant alors semble reprendre vie avant que le Songe ne sonne, tout à la fin de l'acte, la victoire du centaure dans lequel il s'incarne, plus violent encore dans son langage,
L'acte 3 reprend les thèmes obsessionnels en jouant sur leurs variations: l'oiseau et le chant, le merisier et les branches, l'espace et le vide, l'écoulement et le passage Et cela pendant que le Songe poursuit son récit inlassablement tout en cédant à la force du centaure :
de mon ordre
et ma loi
rien
ne résiste
à l'assaut
du centaure
Il cède avec cette conscience encore que les mots, comme la nature, sont un théâtre. Même les champs de bataille ne sont qu'une scène et tout ne tient que par la volonté réitérée du personnage lui-même.
Le thème de l'illusion propre au baroque qui a son influence ici - on pense à La Vie est un songe de Calderon – et son traitement dans l'ensemble du recueil ne sont pas sans provoquer un malaise qui rappelle ce que Freud nommait "l'inquiétante étrangeté". Plus que décalée, une poésie donc inclassable et, par conséquence, dérangeante, voire angoissante. Avec, comme personnages, à la fois des doubles et des interlocuteurs.
Face à l'énergie du Songe qui poursuit sa belle envolée épique :
le héros
profondément
médite
le visage surmonté
d'un demi-cercle
noir
comme
d'un disque solaire
le dieu d'Égypte
Le Chant, dans un bref passage, puis le Temps, jusqu'à la fin de l'acte, restent affaiblis par leurs doutes récurrents et leurs interrogations existentiels. Le passage s'achève par une affirmation ontologique :
il ne suffit pas
de vouloir
être enfant
il faut l'être
pour un jour
le devenir
Débute alors le dernier acte. Le Temps et le Songe y approfondissent leurs réflexions et leurs récits au rythme des leitmotivs, se rendant, peut-on dire, à l'évidence. Pendant que le Chant semble prendre sans doute conscience de sa place, comme l'oiseau qui "n'a pas peur des songes", et accapare davantage la parole qu'aux deux premiers actes.
Et, dans les pages finales, Sinfonia se lit comme une acmé magnifique quand le Temps lui-même met en scène le Chant qui "plonge / dans le matin" dans toute sa vérité et son importance.
Si l'écriture reste fidèle à elle-même et une certaine poétique, malgré tout, le message de Gérard Pfister a acquis force et maturité. L'échange entre les trois personnages peut tout à fait correspondre à un dialogue du poète avec lui-même qui, dans sa dialectique en trois actes, a donné un sens à sa réflexion et trouvé une solution. Celle du chant, grâce à sa passion pour la parole poétique et la musique.
Il faut citer, en effet, pour conclure, la fin de l'introduction :
"Et notre joie est dans cette représentation et cette révélation qui nous libèrent de l'illusion du langage. Quand la parole s'accepte comme fable – création de mythologie –quand la fable se libère d'elle-même dans le chant.".
France Burghelle Rey
Gérard Pfister, Ce que dit le Centaure, Collection « Les Cahiers d'Arfuyen », n° 232, 200 p., Arfuyen, 2017, 16€.