Aucun éditeur français n’avait voulu le faire à l’époque de sa sortie, pour des raisons tant économiques que floues (chacun pensant qu’un autre allait s’y coller). Quand j’ai décidé de trouver un « lieu » pour ce texte hors norme, je me suis pareillement heurté à de très nombreux refus. Il a fallu finalement ma rencontre avec Arnaud Hofmarcher et la décision de créer la collection Lot 49 pour que ce texte puisse voir le jour en langue française. Ce retard n’est, cela dit, nullement regrettable. Les grands textes se moquent des calendriers.Et voici ce que j'avais écrit sur le livre.
Cette fois, ce n'est pas une dépêche AFP ni un supplément de plusieurs pages dans un quotidien national qui l'annonce, mais j'apprends par un tweet de Claro (qui d'autre?), qui a été son traducteur, la mort de l'immense et immensément méconnu William H. Gass, écrivain américain de 93 ans, auteur du Tunnel - un livre, rappelle Claro, pour lequel fut créée la collection Lot 49 au Cherche midi. Voici ce qu'il me disait en 2007, au moment où paraissait la version française d'un texte qui avait douze ans en version originale:
Il fallait qu’un passeur hors normes s’y colle : Claro,
en s’expliquant sur son travail de traducteur et en donnant en même temps un
livre atypique inspiré par les Beatles, permet de comprendre pourquoi il s’est,
le premier (aucune autre traduction n’existe encore), colleté avec le roman
monstrueux de William H. Gass. Un ouvrage au volume impressionnant et à la
structure déroutante, livré sans mode d’emploi.
On y entre donc en découvrant d’abord des particularités
typographiques, des dessins, des ruptures sur la page – avant de découvrir les
ruptures dans le discours et les phrases elles-mêmes. L’écrivain américain a
mis trente ans à terminer ce livre et y a brisé toutes les règles habituelles
de la fiction. Utilisant en outre quantité d’éléments autobiographiques puisque
certains personnages ressemblent à ceux avec lesquels il a vécus, en
particulier ses parents. Un père sectaire et une mère alcoolique sont l’objet
de deux portraits féroces dont une certaine tendresse n’est cependant pas
absente. Le narrateur, William Frederick Kohler, aimerait vivre en paix mais
connaît l’art de la dispute et y consacre d’ailleurs des pages édifiantes,
passant par toutes les phases, y compris « la dispute pour savoir qui a
commencé la dispute ». Le genre de digression qui rapproche du
personnage et de ses raisonnements serrés : il est professeur et a étudié
très sérieusement le nazisme dans un essai intitulé Culpabilité et innocence
dans l’Allemagne de Hitler.
Comme pour compenser, il se lâche dans des pages écrites sur
un autre registre – ce que nous sommes en train de lire, son Tunnel. Une
sorte de délire où le mal habite l’homme, en particulier lui-même, où les
plaisanteries les plus insupportables sur la Shoah cohabitent avec des scènes
pornographiques, où Magus Tabor, dont la pensée l’a irrigué en le déformant,
est « le fondateur spirituel du Parti des Déçus du Peuple. »
Tout un programme…
En fait, si l’on a bien suivi le chemin hypothétique qui traverse
le roman, Kohler se sent prisonnier à un double titre. Prisonnier de
l’érudition universitaire, d’abord, dont il s’évade par ce texte qui en est
l’opposé. Prisonnier aussi de sa femme, qu’il a beaucoup aimée (avec quelques
autres) mais du temps a passé et tout est devenu différent, à tel point qu’il
l’appelle maintenant sa gardienne. Alors, il creuse un tunnel avec difficulté,
espérant reconquérir ainsi une hypothétique liberté.
Dans les deux cas, le candidat à l’évasion doit masquer ses
activités. Il cache les pages de son texte entre celles de son essai. « Je
trouve juste que ma vie secrète y soit dissimulée. » Et il évacue
comme il le peut les gravats dans lesquels il fouit – sa femme tombera un jour
sur des tiroirs emplis de terre !
Le tunnel matériel nous importe moins, après tout, que celui
creusé dans les mots et où il glisse parfois, en particulier au début du livre.
Une évocation en appelle une autre, les sujets se heurtent dans un grand fracas
de sens. Quoique le sens de tout cela soit peut-être le but ultime de sa
recherche : « Quand j’écris sur le Troisième Reich ou maintenant,
quand j’écris sur moi, est-ce vraiment la vérité que je veux ? Qu’est-ce
que je veux, exactement ? découvrir qui je suis ? A quoi bon ?
Je veux me sentir un peu moins mal à l’aise. »
Quitte à mettre le lecteur mal à l’aise. Celui-ci patine sur
la glaise du tunnel des mots. Cherche une sortie qui ne vient pas. Respire de
moins en moins bien. De temps à autre, des séquences forment des semblants de
chapitres presque cohérents. Des histoires qui paraissent détachées de la masse
et qui pourraient se suffire à elles-mêmes, si elles ne renvoyaient toujours à
quelques obsessions majeures, celle de la haine semblant dominer toutes les
autres, même le sexe qui pourtant occupe ici une place importante, avec les
complexes qui l’accompagnent dans le cas de Kohler.
On tente de dégager des lignes de force. C’est le but, après
tout, d’un article comme celui-ci. Mais ne serait-il pas plus pertinent de leur
rendre le flou à travers lesquelles elles apparaissent ? A l’évidence,
William H. Gass n’a pas cherché la limpidité. Il noie le poisson sans cesse,
échange une idée contre une autre, tourbillonne dans un univers mi-réel,
mi-imaginaire. Ce Tunnel est plein de courants d’air !
A l’arrivée, on peut penser tout et son contraire.
Envisager, comme quelques critiques américains l’ont affirmé à la publication
du roman, qu’il s’agit là d’un chef-d’œuvre. Ou s’interroger sur le sens des
journées passées à sa lecture, sur ce qui en restera dans quelques mois. S’il
s’agit de saluer un tour de force, l’évidence s’impose : c’en est un. Si
le débat se place sur le plan de la littérature, les certitudes se diluent dans
le livre lui-même. Le signe, peut-être, que Le tunnel crée sa propre nécessité,
par des mécanismes inédits.
Plus tard, et entre autre publications (car j'en ai manqué, hélas!), j'ai eu l'occasion de revenir sur cet écrivain, quand Le musée de l'inhumanité, un autre ouvrage fascinant, est paru en français, traduit, cela va de soi, par le même écrivain-traducteur. C'était en 2015.
Joseph Skizzen est un imposteur : aux Etats-Unis, il
s’est fabriqué un faux permis de conduire et son CV, s’il n’avait pas été très
amélioré, ne lui aurait pas permis d’enseigner la musique dans une petite
université. Parfois, il s’appelle Joey au lieu de Joseph mais il est vrai que
son père avait mis en route la série des emprunts. Autrichien, il se fait
passer pour Juif avec toute sa famille, peu avant la persécution d’un peuple
auquel il tente de s’intégrer pour émigrer en Angleterre, avant de s’évaporer,
peut-être vers le Canada.
Joseph, sa sœur Debbie et leur mère Miriam sont livrés à
eux-mêmes et font à leur tour la traversée de l’Atlantique. Le garçon est doué
pour la musique mais il est toujours un peu à côté de l’espace occupé par son
corps. Il fera plus tard, lors des cours, des exposés aussi brillants que
confus, dont chacun est un morceau de bravoure à goûter dans les débordements
verbaux et les digressions nombreuses.
Il ne manque pas de morceaux de bravoure dans le roman, et
William H. Gass les inscrit dans l’évolution de Joseph. Quand il est engagé
dans une bibliothèque, Marhorie Bruss lui apprend en détail tout ce qu’on ne
peut pas faire avec des livres. Ses instructions occupent une douzaine de
pages, on n’en oubliera rien.
De la musique, Joseph est ainsi passé à la littérature et il
travaille à un ouvrage définitif qui sera Le
musée de l’inhumanité. Il y recense les pires horreurs de l’Histoire :
« Ce qui était véritablement
choquant dans sa collection, ce n’était pas le nombre d’êtres humains
soi-disant assassinés, mais le nombre d’assassins soi-disant humains. »
Il cherche à condenser sa pensée en une phrase qui connaîtra des dizaines de
versions successives, pour en arriver à : « Skizzen s’attendait à voir l’humanité périr, mais finit par redouter
qu’elle survive. »
Tragique et drôle, musical même en français, Le musée de l’inhumanité nous emmène
très loin.