Au terme du colloque « Le cinéma et la mémoire : vision et enjeux », une table-ronde réunissant le 23 novembre 2017 des cinéastes présents au festival universitaire international du cinéma des jeunes de Ouarzazate ouvre quelques perspectives personnelles et concrètes sur la question. On en trouvera ci-dessous un résumé. O.B.
Saad Chraïbi : Je n’ai jamais travaillé sur autre chose que sur la mémoire. Tous mes films opèrent un retour en arrière pour interroger les traces de la mémoire. Ce qui m’intéresse n’est pas de reconstituer mais d’établir un pont de dialogue avec le spectateur. C’est cette dynamique qui m’a toujours intéressé pour parler de la période des années de plomb. Il fallait lire, écouter et porter un témoignage à transmettre à la génération suivante. L’ensemble des films faits au Maroc sur cette période n’auraient jamais pu être faits avant le 24 juillet 1999, mort du roi Hassan II. Quelques cinéastes ont essayé d’inclure des scènes dans leur film, mais ce n’est que le nouvel environnement politico-social qui a permis à tous ceux qui avaient emmagasiné des vécus de les prendre véritablement pour sujet. C’est alors que toute la presse nous a traités d’opportunisme et de jouer sur un effet de mode. Si bien que les cinéastes qui avaient encore des projets de fiction se sont retrouvés bloqués. Certains ont repris le flambeau au niveau du documentaire, mais la fiction a été bloquée. Pourtant, cette période a été tellement dramatique dans l’Histoire du Maroc que quelques films n’en viennent pas à bout. Chacun l’a vécue de façon personnelle et c’est cette richesse de perceptions et de vécus qui pourrait écrire l’Histoire. Sans compter les témoignages des femmes, des ouvriers, etc. Nous avons encore du travail !
Ali Essafi : Dans les ateliers de formation dans les instituts de cinéma où j’interviens, j’insiste sur la sincérité d’un projet de création pour qu’il puisse réveiller en nous des fibres endormies. Le projet doit donc avoir un lien avec la mémoire individuelle, ce qui ouvre à la mémoire collective. Le personnage de mon film Wanted ! aurait pu être mon frère aîné qui était prisonnier politique. En tant qu’enfant de 11 ans, j’ai été une victime collatérale comme toute ma famille de ce qui s’est passé à cette époque. Quand j’ai travaillé sur ce film, un souvenir m’est revenu. J’avais 15-16 ans. Mon frère était sorti de prison, y était retourné, puis s’était enfui pour la France. Mais il y avait un autre détenu politique, un syndicaliste qui a purgé une dizaine d’années, dont la famille est devenue amie car nos mères faisaient le trajet ensemble pour aller à Casablanca puis Kenitra pour apporter à manger aux prisonniers. Lorsqu’il allait revenir de prison, alors que j’avais 16 ans, je me suis dit qu’il fallait que je garde des traces de ce moment. Je n’avais bien sûr pas de portable ou d’appareil photo. J’ai trouvé dans un tiroir un vieil Instamatic qui ne marchait plus et suis ainsi allé faire un reportage photo avec un appareil qui ne marchait pas ! J’ai fait l’acte… Je n’avais à l’époque aucun projet de cinéma. En faisant cela, j’ai mémorisé des moments dans ma tête mais je ne peux pas le partager avec les autres. C’est exactement ce qui se passe pour l’acte de création pour passer de l’individuel au collectif. Chacun a une mémoire individuelle qu’il a envie de partager. On n’est pas obligé d’être artiste pour le faire. On parle de sentiment, d’émotion personnelle, c’est ce que nous essayons depuis le début de l’humanité de transmettre ! On veut en garder la trace, pour nos petits enfants et pour l’Histoire et pour l’éternité. Les archives dont nous disposons au Maroc ne sont pas suffisantes. Je me suis aussi servi dans ce film d’archives personnelles. Cela peut être immatériel. Ma mère par exemple avait un savoir de médecine traditionnelle. Il aurait fallu le transcrire car il se perd. C’est une tâche collective à réaliser avec des appareils qui marchent !
Saïd Medhaoui : Je suis un autodidacte. J’ai fréquenté la vieille cinémathèque à Alger puis le ciné-club d’Alger. Chaque débat développait une lecture. C’était pour moi des cours, des leçons. Je revoyais les films, comme dans certaines critiques : cela m’ouvrait les yeux. J’ai fait une école d’ingénieurs mais en parallèle, je poursuivais mon parcours de cinéma en amateur. J’ai fait sept ou huit courts métrages, mais la frustration était de ne pas faire de long. L’important est cependant de reconnaître combien on bénéficie du patrimoine légué par nos prédécesseurs. Je voulais aborder l’Histoire de façon polyphonique tout en mettant l’accent sur la réappropriation de sa propre culture.
Mohammed Nadrani : De 1956 à 1999, les années de plomb ont marqué notre mémoire. Mémoire des lieux, de l’emprisonnement et de la disparition. Nous avions filmé de nombreux témoignages. Chaque individu avait son histoire personnelle, mais tout convergeait vers une mémoire collective, sachant que tout était encore à faire pour l’écrire. La mienne est minière à Khouribga, d’où mon film sur l’Histoire des phosphates. Des chapitres entiers ont été passés sous silence, des soulèvements notamment. Il y a un devoir de mémoire. On ôtait aux personnes leur identité et leur être, à la merci de leurs tortionnaires, sans savoir s’ils mangeraient le lendemain. Les toilettes n’étaient pas dans les cellules, il fallait demander au gardien qui risquait de nous tabasser au passage. Notre crime en tant qu’étudiants avait été des tracts dénonciateurs. La réclusion a duré pour moi un peu moins de deux ans. De nombreux livres de témoignages ont été écrits, mais peu adaptés au cinéma. Il y a eu des dessins, des bandes dessinées. Même dessiner était très difficile. C’était pour moi le seul moyen de communiquer avec moi-même. J’avais façonné un petit pinceau avec des fils de mes haillons, que je trempais dans le café qu’on nous servait le matin. J’ai plus tard poursuivi la démarche et fait des expositions. (Cf.article n°10218)
Daoud Alouad-Syad : Je suis en quelque sorte un historien de la vie quotidienne marocaine. Dans une galerie, un jour, j’ai vu des photos de gens simples et j’ai dit à ma mère que je voulais faire de même. Elle m’a acheté un petit appareil. Plus tard, j’avais systématisé sur une carte mon approche pour couvrir l’ensemble du Maroc. J’ai été parmi les premiers photographes marocains à rendre compte des moussems, qui étaient surtout photographiés par les étrangers. J’ai sorti un album de photos qui s’appelait « Marocains ». Après plusieurs livres, j’ai basculé par défaut dans le cinéma. Mon premier court métrage, Mémoire ocre, fut un montage de photos issu de mon itinéraire et de scènes actuelles. El Oued rend compte d’un moment aujourd’hui passé. Quelle que soit l’image, elle porte toujours une mémoire, elle est une trace intérieure.
Débat avec la salle
Questions et réactions :
- Guy Chapouillié, universitaire et cinéaste : Le film est toujours une construction intellectuelle. C’est en se souvenant que l’on nourrit la mémoire. On ne tourne pas la page, on l’élargit. L’espoir est toujours possible mais il faut le construire. Lorsque Giacometti a reçu la visite de Jean Genet, ils se sont posé la question de savoir pourquoi ils faisaient tout ça, et sont arrivés à la conclusion que c’était pour les morts. Car sans eux, nous ne serions pas là. Nous sommes des héritiers responsables et notre fonction est de transmettre.
- Evoquer la mémoire des lieux et surtout ceux qui furent des bagnes comme Tazmamart. Quand un réalisateur rendra-t-il justice à ces lieux ?
- La devise québécoise est « je me souviens ». Comme le dit Deleuze, on baigne dans une mémoire. Il nous faut être vigilants dans l’ouverture actuelle mais il ne faut pas tomber dans une mémoire sur demande.
- Association de mémoire de la résistance au Maroc : cette mémoire se perd. Le docu-drame permet d’accéder à cette mémoire et de renforcer le dispositif.
Réponses :
Saad Chraïbi : les travaux de Barthes sont au cœur de nos problématiques, mais aussi Serge Daney qui disait que nous sommes des passeurs. C’est sur la forme que nous pouvons être subversifs. Dans les cinémas du Sud, on ne pourra pas y échapper, les autorités bloquant si souvent la liberté thématique. La banalité du réel nous rattrape : nous n’avons plus de diffusion, dans seulement trente salles. Notre diversité est notre force, de Hicham Lasri à Saïd Naceri : la palette est très large.
Ali Essafi : La question de la mémoire nous concerne tous. Quels travaux d’archives sont sortis des sentiers battus ? L’expérimentation tentée avec Wanted allait dans le sens d’une déconstruction des archives. Il est inspiré de l’expérience d’Ahmed Bouanani avec Mémoire 14 (1971). Sa modernité est tellement puissante et pionnière que des critiques comme Guy Hennebelle ne l’avaient pas compris. C’était un ovni sur l’appropriation des archives coloniales pour s’approprier notre Histoire. Deux films magnifiques qui sont passés aux oubliettes ont à mon avis une liberté illimitée pour raconter de manière personnelle l’histoire d’un drame collectif : Mohammadia, de l’opérateur photo tunisien Ahmed Bennys, datant de 1974, qui raconte en le recréant avec des dessins à l’encre de Chine le voyage du sultan Ahmed Bey qui va entraîner l’escalade de la colonisation, et le long métrage algérien Combien je vous aime d’Azzeddine Meddour (1985), portait au vitriol de la colonisation de l’Algérie, qui est à mon avis le meilleur travail de déconstruction d’archives, montré à la télévision algérienne puis censuré jusqu’à l’arrivée de Bouteflika qui a donné l’ordre d’ouvrir certaines œuvres à la visibilité. J’ai participé à la Biennale de Dakar en 2014 pour donner une visibilité à ces travaux d’avant-garde. Lieux de détention : il y a encore beaucoup de blocages au Maroc pour y accéder. Il nous faut aller et sortir librement pour s’en imprégner et non juste faire de l’illustration. L’accès aux archives est encore entravé. C’est notre mémoire, tous les citoyens devraient y avoir accès facilement. Nous n’avons pas accès aux témoignages montrés à la télévision lors de la commission Equité et réconciliation, à moins d’aller à l’INA qui les détient. L’autorisation de tournage reste scandaleuse : on ne peut pas sortir une caméra sans autorisation, c’est très bloquant. Cette liberté est essentielle pour l’inspiration et le lien avec les émotions.
Saïd Medhaoui : Faire du cinéma est un défi, notamment financier car nous n’avons pas l’argent d’acheter livres et dvds nécessaires à notre travail. La disparition des salles en en un autre de même que l’absence de distributeurs. Il nous faut donc passer par les festivals. La disparition de la critique est également grave : on n’a pas de retour sur les films.
Mohammed Nadrani : Les lieux est un sujet qui me tient à coeur. Une recommandation de la commission vérité et réconciliation concernait cette question. On a monté un projet qui fut approuvé par la commission consultative des droits de l’homme, mais depuis plus rien. Il aurait fallu accepter une plaque commémorative… Les vieux sont en train de disparaître. On a les décors, on a les prisonniers, il y a un travail possible. Quant aux morts, il est arrivé qu’on ne connaissait pas le nom de ceux qui mourraient. J’en faisais un dessin que nous publiions dans le journal pour retrouver sa famille…
Daoud Alouad Syad : Chacun de nous a sa propre mémoire. J’espère laisser une trace pour la protéger avec les générations futures : la mémoire au présent. Il faut abolir l’autorisation de tournage. Et dans le tournage, toujours avoir un point de vue sur notre société.