Magazine Politique
Nous empruntons au site Zenit ce texte de Mgr Bruguès, dominicain, secrétaire de la Congrégation pour l'éducation catholique. Ce texte est celui d'une intervention faite au séminaire international sur « La politique, forme exigeante de charité » organisé par le Conseil pontifical « Justice et paix » les 20 et 21 juin 2008. Je viens d'une région française où l'anticléricalisme est aussi virulent qu'ancien. Les explications historiques en sont évidemment multiples, mais un événement l'emporte sur tous les autres : ces terres-là ont connu l'hérésie cathare, la domination albigeoise, les croisades et leur cortège d'horreurs. A Béziers, la ville de mon enfance, il ne faisait pas bon se promener avec l'habit dominicain jusqu'à il y a peu de temps ; la mémoire collective conservait le souvenir de ce jour de 1209 où, enfermés dans une église, les habitants furent brûlés vifs par les croisés venus du Nord. Au cours du XIXe et surtout du XXe siècles, le romantisme, le régionalisme et même l'anarchisme favorisèrent des « renaissances cathares » ; la dernière en date coïncide avec 1968. Les partisans de ce que l'on appelle désormais l' « Occitanie » mettent volontiers en cause le rôle du roi Saint Louis dans l'oppression de leurs ancêtres, réels ou imaginaires, albigeois. Je garde dans mes papiers un article furieux de l'un d'entre eux qui s'en prenait à cette « figure de vitrail », expression évidemment très dépréciative sous sa plume, coupable d'avoir conduit des croisades. « Figure de vitrail » : la formule ne manque pas d'intérêt. Quel est le propre du vitrail, en effet ? C'est une fenêtre par laquelle entre le jour. Mais pour le spectateur se trouvant à l'intérieur de l'édifice, une figure de vitrail ne réfléchit pas la lumière comme les autres images. Elle est elle-même source de lumière. Or, c'est bien ainsi qu'il faut voir ce roi et ce saint : une fontaine de clarté illuminant tout et tous autour de lui, et dont les rayons nous parviennent encore à travers sept siècles de vicissitudes diverses. I. LA CHOSE POLITIQUE ET LES JEUNES GENERATIONS Je me suis servi de cet exemple dans une catéchèse faite aux jeunes de mon diocèse du temps où j'étais l'évêque d'Angers en exercice, il y a six années. Je leur disais avec une certaine inquiétude, une tristesse certaine même que, d'une manière générale, leur génération ne s'intéressait guère à la chose politique. Elle s'en méfiait, au contraire, et donnait l'impression de chercher à s'en protéger. Un jour que je me trouvais dans une petite ville, plusieurs personnes m'interrogèrent sur le thème de la catéchèse que je devais donner chez eux quelques semaines plus tard. Quand je répondis que je souhaitais parler de la politique, l'une d'entre elles laissa tomber cette réflexion tranchante : « La politique ? Aucun intérêt ! ». D'où vient une telle méfiance ? Permettez-moi de mentionner ici trois convictions largement répandues, hélas, dans les générations plus jeunes. - La politique divise. Elle désignerait ce lieu où s'expriment, le plus souvent pour s'opposer les unes aux autres, les différences d'intérêt, de valeurs et de convictions. Or, les chrétiens en général, et notamment les générations plus jeunes, se sentent plus à l'aise dans des activités qui rassemblent et unissent. L'union, oui, et le partage, la communion, mais pas la division. - La politique salit. A longueur de semaines, nos journaux rapportent des « affaires » de corruption et d'abus de pouvoir. Il est vrai qu'ils sont trop nombreux les hommes politiques de tous bords à être mis en examen, suspectés de malversations ou de mensonges. Des procès sont intentés, des condamnations tombent, et avec elles nos illusions et ce que d'aucuns nommeraient nos naïvetés. La politique serait-elle un marigot où ne résisteraient que les crocodiles les plus durs, ou les plus malins ? Les chrétiens et surtout les générations plus jeunes répugneraient à se salir les mains... - Il y a mieux à faire que de la politique. On veut bien aider et partager. La générosité n'est pas moindre aujourd'hui que dans le passé. Ils sont nombreux ceux qui, parmi les jeunes, s'engagent dans des services sociaux ou des causes humanitaires. Il y tellement d'autres manières d'aider son prochain que dans la politique et le champ des activités sociales est immense ! Au fond, le social, n'est-ce pas plus sûr, plus honnête et plus efficace que le combat politique ? A ces jeunes qui m'écoutaient, je disais sans ambages qu'il y avait de leur part un risque de désertion. D'une certaine manière, on pouvait comprendre leurs hésitations et leur méfiance, mais il était nécessaire à mes yeux de leur délivrer le message suivant : « Vous n'avez pas le droit de détourner votre cœur et votre intelligence de la cause politique ». Il fallait redire l'importance capitale qu'elle revêt pour celui qui veut suivre l'évangile et en vivre. Au milieu du siècle dernier, entre les deux guerres, alors que le nazisme montait en puissance, Pie XI expliquait que la politique était la chose la plus importante, après la religion. Il y voyait la force suprême de la charité. Il existe donc une forme de sainteté politique, de sainteté par la politique - et non pas malgré elle -, illustrée de multiples manières... Les noms de Edmond Michelet, résistant et ministre, de Robert Schuman, l'un des fondateurs de l'Europe, de Martin Luther King, le promoteur des droits des Noirs aux Etats-Unis, ou de Giorgio La Pira, maire de Florence, viennent naturellement à l'esprit, mais il y en aurait bien d'autres, moins célèbres, qui se sont battus pour que les hommes vivent mieux et que la société devienne plus juste et plus fraternelle. A dire vrai, il y eut, à tous les siècles, des chrétiens et se sont dévoués à la cause politique, et se sont sanctifiés par elle : pourquoi pas nos jeunes générations ? La question qui nous retient ce matin, alors que se termine le Séminaire international organisé par le Conseil pontifical « Justice et paix » est finalement simple à formuler : l'exercice du pourvoir est-il compatible avec la sainteté ? Ce fut à coup sûr le pari de Louis IX : prouver par l'action que la véracité, la droiture, la générosité, le respect de la parole donnée - vertus réputées fort peu politiques depuis Machiavel, Garcian et tous les tenants de la Realpolitik - sont au total plus « payantes » que leur contraire. Laissons aux historiens le soin de savoir si le monarque français a gagné ou perdu son pari. Il l'avait perdu en tout cas dans l'esprit des révolutionnaires français qui exigeaient la mort de Louis XVI, lointain successeur de S. Louis. « On ne règne pas innocemment », proclamait Saint-Just, l'un d'entre eux. Je me suis toujours demandé si, dans le fond, S. Louis ne pensait pas comme lui, qui fut hanté toute sa vie par la tentation de tout planter là pour se consacrer à la seule activité qui lui convenait : la prière. Il n'a cessé d'inquiéter sa cour en parlant d'abdiquer et de se retirer dans un couvent ; par deux fois, il a mis d'une certaine manière sa menace à exécution en partant en croisade... Un point doit être éclairci avant de poursuivre. « Il n'y a pas de politique chrétienne, il n'y a pas de politique qui puisse se déployer à partir d'un credo. Toute politique suppose une appréciation empirique de l'histoire et des décisions qui participent à cette appréciation » (Paul Ricoeur). S'il n'existe donc pas une politique spécifiquement chrétienne, une politique que nous pourrions tirer toute faite de l'évangile, en revanche, il est une manière chrétienne d'entrer en politique et j'allais dire de se passionner - au double sens de ce terme, d'attachement et de souffrance - pour elle. Cette manière repose sur des convictions et des devoirs. Evoquons-les. Mgr. Jeau-Louis Bruguès, o.p. (à suivre)