Nous allons terminer cette longue étude par un dernier mystère, que nous laisserons irrésolu : qui a peint et quand la troisième Annonciation de l’atelier de Campin, que nous avons laissé de côté jusqu’ici.
Haute définition : https://www.museodelprado.es/en/the-collection/art-work/the-annunciation/52a6820f-892a-4796-b99e-d631ef17e96a
Annonciation
Campin, 1420 – 1425, Prado, Madrid
Le temple de Moïse
L’époque de l’Ancien Testament est clairement évoquée par la tour romane à l’arrière-plan, dont la façade montre, à la verticale de Dieu le Père, Moïse avec les tables de la Loi. Entre Dieu et Moïse un couple évoque Eve et Adam, mais avec selon un imaginaire oriental : la femme nue portant turban tend vers l’homme un objet qui pourrait être la pomme, et l’homme sauvage armé d’un bouclier dirige sa lance vers Moïse, indiquant ainsi le sens de la lecture.
Le palais de David
L’édifice de gauche, fortifié et clos côté jardin, porte sur sa façade une statue de David avec sa harpe, qui rappelle l’ascendance royale de Marie.
SCOOP ! La disposition des volets, de la jalousie et des vitraux hauts est pratiquement la même que dans un couple de fenêtres que nous connaissons bien : comme si le panneau de Madrid nous montrait, mais de l’extérieur, la chambre même où l’Annonciation de Bruxelles a eu lieu !
Le porche de Marie
Marie se trouve sous un porche en avancée par rapport au palais de David. Cette disposition laisse la place d’une porte latérale devant laquelle se trouve l’Ange, tandis que par la fenêtre au dessus le rayon lumineux envoyé par Dieu traverse le vitrail.
Les sept rayons de l’Esprit Saint frappent le vitrail, mais un seul le traverse, en direction de la tête de la Vierge.
On reconnait en Marie une copie parfaite de celle du retable de Mérode, assise sur le marchepied, portant exactement la même robe, mais avec inversion des couleurs rouge et bleu de la robe et du coussin.
De plus, les caractères coufiques sont passés du vase au galon de la robe.
Différence de taille : des rayons de lumière l’auréolent déjà, bien que le rayon unique émis par Dieu, qui remplace ici l’Enfant Jésus miniature, ne soit pas encore parvenu jusqu’à sa tête. La lumière de Marie s’allume donc d’elle-même à l’approche du rayon unique, comme pour aller à sa rencontre de son Divin Fils, manière de préfigurer l’acceptation qu’elle n’a pas encore exprimée.
On remarque dans le panneau de Madrid un coussin supplémentaire, posé en arrière de Marie sur le banc. Celui-ci n’est pas tournis mais fixe, fait sur mesure pour épouser les colonnes du porche.
L’Ange
L’Ange est également une copie : même main gauche posée sur le genou, même main droite levée, mais tenant un bâton de messager au lieu de faire le geste de demander la parole. Son vêtement, toujours sacerdotal, s’est enrichi : c’est celui d’un évêque et non plus d’un diacre.
En cours d’agenouillement, on comprend qu’il n’ira pas plus loin : à la différence du panneau de Mérode, il ne passera pas le seuil.
Un faisceau concerté de différences
Tout en étant graphiquement très proche du panneau de Mérode, le panneau de Madrid semble en prendre le contrepieds de manière systématique, au point que certains ont pu penser à un pastiche délibéré :
- inversion des couleurs ;
- caractères coufiques transportés du vase à la robe ;
- ange monté en grade et stoppé sur le seuil ;
- banc fixe ;
- auréole allumée (par opposition à la bougie qui s’éteint).
Ce dernier point semble contradictoire avec la posture de Marie plongée dans le livre, qui implique que le moment représenté est, comme dans le panneau de Mérode, le dernier instant de l’Ere sous la Loi, avant que Marie ne reçoive le message de l’Ange. L’analyse détaillée du décor va nous permettre d’expliquer cette anomalie.
L’Histoire dans le décor
Un oeil de maçon pourrait reconnaître dans la composition une juxtaposition de symboles mariaux habituels :
- le « jardin clos (hortus conclusus) » derrière le mur de brique,
- la « tour de David (turris davidica) » sur le mur qui le surplombe,
- le « tabernacle de Dieu (tabernaculum dei) », dans le placard entrouvert ,
- et, de manière plus originale, la chambre close dans le mur de brique qui clôt, tout en haut du tableau, le choeur de la cathédrale.
Mais un oeil d’architecte parcourra le panneau d’une manière bien plus structurée.
En partant du halo divin en haut à gauche, plein Est (d’après l’orientation de la cathédrale), l’oeil rencontre d’abord la tour de Moïse (en rose) évoquant l’Ere sous la Loi – le passé collectif de l’humanité ; puis le palais de David (en jaune) – évoquant le passé personnel de Marie ; enfin le porche, qui est le lieu de l‘instant présent.
En continuant au delà de l’Ange et de Marie, le regard passe dans une zone intermédiaire (en bleu) en regard du Palais de David, deux travées contenant le placard à livre entrouvert, et le coussin posé sur le banc, au dessous d’une grille de séparation.
Le placard à livres entrouvert et le coussin évoquent le futur immédiat : la Vierge sage s’ouvrant à l’arrivée de son Fils [1], et le coussin préparé pour l’accueillir.
La travée cachée
La grille de séparation implique que le mur derrière Marie n’est qu’une cloison intérieure. Le porche possède en fait deux travées : la travée visible où se trouve Marie, et une travée cachée dans laquelle le rayon de lumière va pénétrer en traversant la grille de séparation. Travée cachée qui représente donc le lieu intime de le gestation de Jésus.
La cathédrale à venir
Le panonceau fixé sur le pilier central, après les deux marches menant du porche à la cathédrale, figure peut être la Nouvelle Loi.
A l’aplomb, de ce panonceau, l’oeil remonte jusqu’au mur en brique qui ferme la cathédrale en construction (en vert). On a commencé par le choeur, mais elle va se construire vers l’avant et englober le porche, un peu comme l’Enfant Jésus va grossir dans le sein de Marie.
L’oeil revient alors au second mur en brique du panneau, en bas à gauche, qui clôture définitivement le bosquet représentant la nature sauvage, celle dans laquelle Adam s’est retrouvé après avoir été chassé du Paradis.
Ainsi le panneau de Madrid a pour ambition de nous montrer comment, par étapes progressives, de l’Ancien Testament au Nouveau, la construction divine émerge du monde de la Chute.
Si Marie est auréolée, c’est qu’au delà de la Vierge de l’Annonciation, elle incarne déjà la Sainteté de l’Eglise. Et si l’Ange est devenu évêque, c’est qu’il s’incline devant elle.
Cette idée d’incarner dans une différence architecturale le contraste entre l’Ancien et le Nouveau Testament est assez courant à l’époque, et a été analysée par Panofski :
« Le nouveau contraste géographique entre deux périodes, le roman et le gothique, symbolise non moins clairement que le contraste entre deux régions du monde, l’Orient et l’Occident, l’antithèse entre judaïsme et christianisme. » [2]
Panofski cite l’Annonciation de Madrid, mais étudie surtout une Annonciation maintenant attribuée à Petrus Christus, beaucoup plus récente (vers 1450) et qui lui ressemble beaucoup par la composition : elle constitue en quelque sorte le point terminal de cette formule iconographique, désormais connue de tous, et donc devenue de plus en plus allusive.
Il vaut la peine de résumer les principaux points de cette interprétation magistrale.
Annonciation
Attribuée à Petrus Christus, vers 1450, MET, New York
Haute définition : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/435899?sortBy=Relevance&ft=annunciation&offset=20&rpp=20&pos=30
Tout comme dans l’Annonciation de Madrid, la scène est montrée de biais, en vue plongeante, et Marie se trouve dans le porche muni d’un banc d’une église. Mais le contraste entre les deux Eres est ici très discret, seulement évoqué par le style différent des deux pilastres : c’est celui du côté droit de la Vierge (donc le côté privilégié) qui représente la nouvelle Ere.
Le pilastre gothique est surmonté d’un fleuron en forme de croix, tandis que le pilier roman est surmonté par un singe, portant deux colonnes qui évoquent celles du temple de Salomon.
« Le singe, incarnation de tous les défauts qui conduisirent Eve à provoquer la Chute de l’Homme, servait d’attribut paradoxal à Marie, la « nouvelle Eve », dont les perfections effacèrent la faute de l' »ancienne ». «
Quant à la niche vide, elle évoque dans une magnifique ellipse la figure de Jésus à venir.
Le porche se réduit ici à un seuil étroit qui, avec une économie remarquable de moyens, illustre de trois façons le rôle central de Marie :
- latéralement, d’un pilier à l’autre, elle assure la jonction entre les deux ères ;
- verticalement, entre la blancheur du livre et la vacuité de la niche, elle est la Vierge par qui s’accomplira la prophétie d’Isaïe ;
- en profondeur, elle est celle qui accueille les fidèles (en premier l’Ange) à la porte de l’Eglise.
« Regina caeli laetare » (Reine des Cieux, réjouis-toi ») indique l’inscription du seuil, tandis que deux minuscules carrelages frappés des majuscules A et M rappellent la salutation angélique : « Ave Maria ».
« L’interprétation nouvelle se superpose à un motif ancien et familier : l’hortus conclusus est monté en graine, et la végétation a envahi son mur écroulé. On remarque aussi que la pierre du seuil de la petite église est tellement usée que son antique inscription, apparemment païenne, n’est plus lisible. Le « jardin clos » se transforme ici en un domaine de nature non régénérée, entourant la construction qui symbolise à la fois l’Ere de la Loi et l’ère de la Grâce. En opposition à un monde régi par les forces aveugles de la croissance et de la dégradation, le sanctuaire de la religion judéo-chrétienne, même divisé entre la Loi ancienne et la Loi nouvelle (ou, selon les termes des scolastiques, entre les sphères de la « révélation imparfaite » et de la « révélation parfaite »), apparaît comme un seul et même édifice indestructible ».
A noter que la controverse théologique liée à l’auréole (à quel instant précise Marie est-elle sanctifiée?) n’intéresse plus le peintre : seule rayonne ici la colombe du Saint Esprit .
Pour conclure cette longue étude, nous allons nous risquer à une généalogie hypothétique de nos quatre panneaux, basée uniquement sur les thèmes qui s’y introduisent successivement , et à l’exclusion de toute considération stylistique ou technique (domaine de recherche encore actif et largement controversé).
Le panneau de Bruxelles
Au départ était une oeuvre d’atelier assez simple, dont le sujet était : « dans un intérieur flamand, montrer l’Annonciation comme le passage de l’Ancien au Nouveau Testament ». Un thème annexe étant : « comparer la conception virginale de Marie et celle qui s’offre aux hommes du Nouveau Testament ».
Le panneau central du retable de Mérode
Une autre oeuvre d’atelier fut réalisée avec les mêmes ingrédients, mais un sujet bien plus ambitieux : « dans un intérieur flamand, montrer le dernier moment avant l’Annonciation, juste avant le passage de l’Ancien au Nouveau Testament ». Le thème annexe devenait : « comparer la conception virginale de Marie et celle qui frappait les hommes de l’Ancien Testament ». Ce qui amenait directement un thème connexe : « montrer comment l’Annonciation coïncide avec l’Incarnation ». Ceci se fit en rajoutant la figurine de l’Enfant Jésus sur son rayon, en introduisant le thème de l’Eau et de la Lumière (côté Annonciation), et en développant celui de la Chair et de la Chaleur (côté Incarnation).
Le retable de Mérode
Lors de l’adjonction des panneaux latéraux, le commanditaire demanda :
- d’étendre le thème Annonciation/Incarnation à ces panneaux ;
- d’introduire le thème à la mode de Saint Joseph protecteur contre le Démon, sous forme d’une sorte de Mystère ;
- d’ajouter un raccourci de l’Histoire Sainte en quatre stades : Adam/Moïse, Isaïe, Joseph et Jésus, sous forme d’une métaphore de l’homme comme bois travaillé par le Démon, mais avec un contrôle croissant du divin Menuisier.
Le panneau de Madrid
En reprenant les personnages du panneau central du retable de Mérode, il fut demandé de rajouter à l’Annonciation le thème de l‘Histoire Sainte en quatre stades : Moïse, David, Marie, Jésus, sous forme d’une métaphore beaucoup moins originale : celle d’un bâtiment en construction progressive. Ce qui introduit naturellement le thème de Marie identifiée à l’Eglise (bâtiment et institution), en tant que réceptacle du corps sacré de Jésus.