De notre correspondant de guerre auprès des armées françaises en Italie.
Front italien, 29 novembre. Un de ces jours qui n’est pas loin, nos journaux, sous un titre qui frappera d’espoir, offriront un nouveau communiqué au peuple de France. Ce sera celui de l’armée d’Italie. M’y voici. À l’annonce du désastre, subitement, par tous côtés, nos troupes, qui n’en avaient pas encore assez vu, franchirent les Alpes. Par Vintimille, par Modane, en chemins de fer, en camions, à pied, suivis de leur matériel, tels des émigrants de leurs outils, les poilus de la grande guerre se hâtaient vers le sud où la voix d’une sœur se faisait angoissée. D’où sortaient-ils ? De Verdun ? de l’Aisne ? des Flandres ? De quelle boue, de quel feu venait-on de les arracher ceux qui, ce matin, sous le soleil qui mûrit les oranges, campaient sur la Côte d’Azur ? Quel que soit ce qui les attend, du Chemin des Dames à Nice, étonnante aventure, tout de même ! Nos soldats la vivaient. Qu’en pensaient-ils ? Si vous étiez correspondant de guerre et que depuis trois ans vous n’écriviez que sur eux, vous vous garderiez de prêter des pensées aux combattants. L’âme de la troupe est multiple, ce qui donne de l’enthousiasme à l’un jette l’autre dans le cafard. Le même article nous vaut le bravo des premiers, les injures des seconds. Tâche dangereuse que de prétendre savoir ce qu’éprouvent les héros ; ce danger ne valant pas le leur, allons-y. Ce qu’ils pensaient ? Ils pensaient d’abord qu’il faisait soleil. Les voyages d’armée ne sont pas des joies sans mélange. Des pays que l’on traverse, ne connaître que les gares ne constitue pas, à bien parler, une énorme félicité. Nice, Monte-Carlo, Menton, c’est peut-être le rêve pour l’hiver, mais en smoking. Si ces villes où la vie est souriante ont pu donner un souffle embaumé à ceux qui depuis trois ans passés nous défendent, ce ne fut que par la vertu de leur nom lu le long de la voie ferrée. Pâle bonheur même pour des hommes qui l’ont depuis si longtemps perdu de vue. Ce qu’ils pensaient ? Pas grand’chose donc, sinon que chemineaux de la patrie ils goûtaient quelques journées de ciel pur pendant le trajet qui du feu qu’ils venaient de quitter les conduisait au feu qu’ils allaient rejoindre. Il est des heures que le soldat n’oublie pas, si tanné qu’il ait le cœur. Ce sont celles où des mains le fleurissent, des yeux l’admirent, des voix l’acclament. L’Italie, ainsi palpitante, a reçu le guerrier horizon. Ici, dégageons la vérité, ne nous contentons pas que de son halo. Tous nous ont ouvert les bras, mais, dans le fond de tous, la même sérénité ne régnait pas. La joie de remercier ceux qui viennent vous tendre la main, à l’instant où le pied glisse sur le sol ne va pas pour chacun sans des retours amers. S’il est des gens qui nous ont acclamés sans penser, il en est d’autres qui ont pensé en nous acclamant. Et ceci est d’un grand peuple. Celui qui n’avait jamais cru avoir besoin de son frère pour continuer sa route ne peut pas être sans une crise de conscience alors que reconnaissant il se rallie à son aide. Fleurs, baisers, sourires, si tous ceux qu’au passage on nous a donnés en même temps qu’ils tombaient sur nous avaient pu parler, nous aurions entendu deux voix. La première sortant de la grande foule aurait dit : « France ! on ne peut donc jamais oublier de t’aimer ? Vive toi ! » La seconde montant de petits groupes plus critiques aurait dit plus bas : « Oui, Vive toi ! mais nous pouvions si bien tenir, nous pouvions si bien tenir. » La cause et l’histoire du désastre Ce ne fut pas une défaite militaire, ce fut une défaite morale. Ce ne sont pas les canons qui ont percé le front, c’est la propagande pour la paix qui l’a ouvert, ce n’est pas la valeur militaire qui a cédé, c’est l’illusion pacifiste qui a trahi. Racontons. L’état psychologique de l’Italie en guerre était personnel. La France qui dès les premières heures d’août 1914 ne forma, d’enthousiasme, qu’une nation unie, ne peut le juger d’instinct. Alors que partout ailleurs la guerre ravageait, l’Italie, avant d’y entrer, pendant neuf mois, fut à des discussions intérieures d’intérêt et d’égoïsme. Nous, nous avons eu à nous défendre, nous y sommes allés d’une pièce, l’Italie avait à attaquer, elle a rejoint ses frontières en se tiraillant. Chez nous c’est l’ennemi qui nous a fait quitter le foyer, en Italie ce sont les généreux qui ont persuadé aux autres d’abandonner leurs maisons. Les autres ont obéi. Le gouvernement pris entre l’impatience des patriotes, la neutralité de la masse, ses devoirs de dirigeant, marchait avec des pieds de plomb. Ces neuf mois de controverses étaient déjà un facteur dissolvant. Un courant d’apaisement en naquit. Les travailleurs de la paix s’y jetèrent, l’activèrent. La propagande commença. Les saboteurs continuaient de saboter doucement au début, puis le malheur des temps vint leur fournir des outils : le charbon manqua ; les vivres, l’argent, l’allocation étaient maigres. Les femmes sans savoir plus que leur misère s’agitèrent : « Il faut que la guerre finisse. » Des lettres arrivèrent au front : « C’est trop dur. » Le soldat rentrait triste de sa permission, la Russie lâcha. Sur ce front des Alpes, sur ce front qui entraîna la catastrophe, sur ce front calme depuis longtemps, on ne parlait plus de guerre mais de paix. La réflexion n’est pas toujours le lot des masses, on ne se demandait pas comment on la ferait, il la fallait. On fraternisa. Le front s’ouvrit. La catastrophe éclata. Pour avoir trop voulu la paix, ces malheureux venaient d’allonger la guerre. Une immense douleur tordit l’Italie. L’orgueil latin surmonta les misères. Notre sœur s’écria : « Il n’est pas possible que je sois déshonorée ! » Ce que nous avions connu huit jours après notre départ en armes, elle le connaissait trente mois après le sien. La foi la saisit et l’illumina. Devant ses troupeaux de réfugiés elle oublia ses souffrances. « Qu’est-ce que le froid. Qu’est-ce que la faim ; ceux-là sont des errants. » Toute sa résistance lui revint : « Nous irons jusqu’au Pô s’il le faut, jusqu’aux Apennins. » La Piave leur suffit. Voilà parmi qui sont les nôtres. Ce n’est pas chez des gens qui ont eu peur mais qui ont eu tort, seulement.Le Petit Journal
, 1er décembre 1917.Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
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