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Publié le 30 novembre 2017 par Jean-Emmanuel Ducoin
Comment l’antiféminisme a laissé son empreinte dans la langue française...
Langue. La République, une et indivisible: vous connaissez la formule consacrée. Et la langue française: une et indivisible? La langue, notre langue, est une page d’histoire imprimée par le temps long et les vieilles idées. L’unité linguistique fut une sorte de combat jalonné d’âpres bagarres, remporté assez récemment par l’État central, royal puis républicain. Mille ans de pensée et d’expressions collectives qui ont façonné une manière de s’exprimer. Richelieu créa l’Académie française, en 1635, en partie pour donner un cadre à la «langue naturelle» et «spontanée». Souvenons-nous pourtant que, au déclenchement de la Première Guerre mondiale, il y a cent ans, «plus de 50% des habitants ne parlaient pas le français», nous rappelle Alain Rey, le célèbre linguiste et lexicologue dans un entretien donné au Monde, le 25 novembre. Une interview si foisonnante qu’elle a comme «décoincé» le bloc-noteur. La question de notre langue paraît si absurdement sacrée –n’est-elle pas la «plus belle du monde»?– qu’il s’avère en effet difficile de s’attaquer à l’un des sujets les plus polémiques et complexes du moment: devons-nous, oui ou non, la féminiser, jusqu’où, et comment? Alain Rey, qui a longtemps présidé aux destinées du dictionnaire le Robert, auteur lui-même d’ouvrages à la fois érudits et vulgarisateurs, ne prend pas de gants: «L’antiféminisme a laissé son empreinte dans le français.» Inutile de nier l’évidence. La bicatégorisation féminin-masculin, telle qu’elle fonctionne en français, subalternise le féminin. Alain Rey analyse ainsi: «En France, comme dans les autres pays européens, une idéologie antiféministe imprègne la littérature du Moyen Âge et reste très sensible jusqu’au XIXe siècle: l’homme est partout. Aujourd’hui encore, elle porte les traces des jugements de valeur du passé, ce qui a engendré des problèmes de syntaxe, des problèmes de vocabulaire et des problèmes d’accord.» Une situation aggravée, dans la mesure où le français ne dispose pas du genre neutre: l’accord au masculin s’impose. Et s’impose donc avec lui un antiféminisme de base. Là non plus, pas de contestation possible. Bien que cela nous ait peu gênés dans notre apprentissage, comment justifier le fait que 49 femmes et un homme deviennent «ils» au pluriel? L’accord dit «de proximité» serait une solution acceptable. Alain Rey cite pour l’étayer le fameux vers de Racine, dans Athalie: «Ces trois jours et ces trois nuits entières.» Pourrions-nous ainsi écrire: «Les hommes et les femmes sont belles», même s’il s’agit d’humains et non plus de nature ou de choses? Pour l’instant, le féminin est littéralement occulté par ce masculin prétendument «genre non marqué», qui l’emporte et qui seul a le droit d’avoir des droits. Exemple: le masculin des «droits de l’homme».

Conviction. La dernière grande tentative de débat sur ces questions remonte à 1984, quand plusieurs femmes avaient osé relever la tête: Yvette Roudy, Benoîte Groult, Anne-Marie Houdebine et quelques autres linguistes féministes. Face à elles, se dressa une déferlante sexiste menée par les barons de l’Académie française et quelques figures importantes: Claude-Lévi Strauss (eh oui), Georges Dumézil, Maurice Druon, Jean Dutourd, Alain Peyrefitte… Derrière le combat sur la féminisation de la langue, c’était déjà la progression de la cause des femmes qui était en jeu, d’autant que des expériences menées à l’étranger montraient que des changements opérés sur la langue avaient eu des influences positives. Autant le dire : nous y sommes, car la langue change tout le temps et elle changera encore. Rationaliser les accords, féminiser les titres professionnels, éliminer les expressions ou les règles évidemment machistes, etc. Quel que soit le chemin emprunté et choisi, il est assez peu probable que la société recule désormais. Une conviction augmentée par Alain Rey en personne, qui représente une caution morale, professorale et historique: «Si la réalité sociale évolue, il faut changer le système de représentation qu’est la langue – et ce quoiqu’en dise l’Académie française!» Vaste chantier…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 1er décembre 2017.]