4.5 Annonciation et Incarnation comparées

Publié le 30 novembre 2017 par Albrecht

Nous voici  maintenant à même de proposer une interprétation complète du panneau central du retable de Mérode. Nous avons constaté que, tout comme le panneau de Bruxelles, il est basé sur une série de paires d’objets, ou d’objets doubles, qui sont tous des métaphores du couple Nouveau Testament/Ancien Testament. Le panneau de Bruxelles comporte cinq couples et celui de Mérode sept, comme si le concepteur de cette iconographie exceptionnelle avait développé, dans le second, une idée expérimentée dans le premier.

Nous allons proposer une lecture de ces sept couples qui conclut à une construction très logique et très poussée du panneau central, tentative unique à notre connaissance d’une sorte de théologie graphique.


Le dernier couple

L’analyse de la Vierge à l’écran d’osier (voir 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament) nous a permis de considérer le parefeu, le banc, et le coussin comme trois métaphores de Marie, en tant que porteuse et protectrice de l’Enfant Jésus. Il en va de même dans le retable de Mérode.



L’analyse des animaux du banc nous a fait comprendre qu’il représente le choix effectué par Marie, entre la position Hiver (vers la cheminée, le monde froid et sale de l’ère sous Loi) ou la position Eté (L’Ange et la Lumière de l’ère sous la Grâce). Mais en ce qu’il montre la possibilité d’un choix, on doit considérer le banc dans son ensemble comme un élément du Nouveau Testament.

En comparaison, le parefeu fixe, inséré dans la cheminée et flanqué de deux chenets menaçants, illustre l’absence de choix : dans l’ère sous la Loi, la mère, pour réchauffer son enfant tout en le protégeant de la flamme (autrement dit pour une gestation sans combustion par le péché) doit se laisser perforer en espérant ne pas brûler. Le parefeu est donc l’élément Ancien Testament de ce dernier couple.

Le coussin vide, sous la double protection du banc et du parefeu, représente l’enfant dans le ventre de sa mère (dans La vierge à l’écran d’osier, le livre posé sur le coussin représentera le nouveau-né). Ceci explique incidemment pourquoi le second coussin est bien présent (pour expliquer la position de Marie) mais quasi invisible sous la robe (pour ne pas brouiller la métaphore).

Les éléments « charnière »


Chaque couple est  complété par un élément-charnière, qui effectue la jonction entre les deux membres, et facilite leur repérage.
Ainsi :

  • la figurine de Jésus complète les deux oculus ;
  • une figurine masculine siège entre les deux becs de l’aquamanile ;
  • Dieu, rouge et rayonnant, préside au séchage de la serviette ;
  • un bourgeon pointe entre les deux fleurs ;
  • le parchemin joint  un livre à l’autre ;
  • le coussin se protège derrière le banc et le parefeu ;
  • la croix des meneaux relie les deux bougies.

Cette dernière construction est particulièrement brillante : en reliant  par le signe de la croix les deux bougies, elle montre comment le sacrifice de la bougie blanche (Jésus mourant sur la Croix) est nécessaire pour la rédemption de la bougie jaune  (L’Homme soumis au péché originel).

Deux substances


Il est clair que les trois couples d’objets en bleu sont liés à une même substance, l’Eau.

Trois autres couples, en jaune, sont également liés par une substance commune, mais moins évidente :

  • les livres sont en parchemin, autrement dit en peau ;
  • le coussin évoque l’enfant qui prend forme dans le ventre de sa mère ;
  • les bougies, en cire ou en suif, évoquent également la conception.

La substance commune à ces trois couples est donc la Chair.

Réalisation d’un parchemin

Deux essences

Le  groupe formé par les deux oculus et la figurine de Jésus est à considérer à part, surplombant l’ensemble de la composition. Il prodigue deux « essences », deux matériaux transcendants : la Lumière du Saint Esprit (les sept rayons), et l’Ame divine de Jésus (l’homoncule).

Un diagramme  théologique


Selon nous, le panneau central, avec sa diagonale descendante bien marquée,  a pour ambition de montrer comment ces deux essences vont se combiner avec les deux substances :

  • la Lumière avec L’Eau au moment de l’Annonciation,
  • l’Ame divine avec la Chair au moment de l‘Incarnation.

Deux « absorbeurs »


Nous avons vu, dans 4.1 Une interprétation élémentaire, que les deux objets verticaux de la  table, le lys et la bougie sont à considérer en parallèle, en tant qu’objets de synthèse combinant les quatre Eléments.



Ce sont également deux objets qui « boivent »  , autrement dit des Absorbeurs de nos deux substances, l’Eau et la Chair (la cire). Nous leur avons donné le numéro 3 sur le schéma.

Deux « réservoirs »

A l’opposé, en numéro 1, deux objets sont des réservoirs  de ces mêmes substance : le bassin contient l’Eau qui va être exposée à la Lumière, le couple de livres contient la Chair sur laquelle est inscrite, sous forme des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, la Divinité de Jésus.

Deux « échangeurs »

Entre les réservoirs et les absorbeurs s’interpose un troisième type de système, que nous appellerons un « échangeur » (numéro 2)

La serviette, côté Ancien Testament, expose l’eau à la saleté, mais ne sèche pas. Côté Nouveau Testament, elle expose l’eau à la Lumière, ce qui permet à la serviette de mouiller (fournir de l’eau) et de sécher (absorber l’eau).

De la même manière, le couple  banc/parefeu expose la chair (le coussin) à la flamme et à la suie, côté Ancien Testament (le parefeu). Côté Nouveau Testament, il l’expose à la Divinité (l’homoncule).

Nous pouvons maintenant, en lisant les groupes d’objets dans l’ordre, tenter de raconter les deux phénomènes combinés : l’Annonciation et l’Incarnation, un peu comme a pu les penser le brillant théologien qui est nécessairement derrière cette composition [1].

L’Annonciation

  1. Le bassin  : Dieu a toujours envoyé aux hommes sa Parole. Avant, elle coulait dans l’ombre. Maintenant que la Révélation a eu lieu, elle va couler dans la lumière.
  2. La serviette : Autrefois, des prophètes transmettaient à l’homme la Parole de Dieu. Mais elle ne les lavait pas complètement de leur saleté.  Aujourd’hui, grâce à la lumière du Saint Esprit l’Ange peut en toute clarté apporter son message à Marie, et recueillir sa réponse.
  3. Le lys : Marie est comme une fleur virginale, qui s’est imbibée de la pure Parole de Dieu. C’est pourquoi cette fleur peut maintenant se laisser féconder par la Lumière, et bourgeonner.

L’Incarnation

  1. Les livres : des hommes ont toujours donné leur peau pour porter témoignage de Dieu : maintenant, c’est l’Ame divine qui vient s’incarner dans les livres.
  2. Le parefeu et le banc : les filles d’Eve n’avaient d’autre solution que d’accoucher devant la menace de la flamme et la suie  du péché originel ; par son choix d’accueillir la divinité dans sa chair (le banc) , Marie leur donne désormais la possibilité de concevoir (absorber la chair) et d’accoucher (restituer la chair) en tournant le dos à la cheminée.
  3. Les bougies : la blanche représente la chair de Marie au moment où elle se transforme en chair de Jésus, par l’extinction du dernier résidu du Péché originel (selon la notion thomiste du fomes peccati, voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume). La jaune représente les hommes de l’Ancien Testament, qui vont être sauvés par le sacrifice de Jésus sur la Croix (la fenêtre à meneaux).

Deux mystères simultanés


Comme sur une scène de théâtre où se dérouleraient deux  spectacles simultanés, les objets symbolisent les acteurs de chaque mystère :

  • Dieu (le bassin), L’Ange (la serviette) et Marie (le lys) jouent, en exposant l’Eau à la Lumière, le  mystère de  l’Annonciation;
  • Les hommes saints (les livres), Marie (le banc) et Jésus (la bougie) jouent,  en exposant la Chair à la Divinité, le mystère de l’Incarnation.

Un chaînon manquant ?

On ne peut regretter qu’une absence : celle d’un élément qui  relierait les acteurs terminaux des deux mystères, La Vierge-Fleur et le Dieu-Cire, si proches l’un de l’autre sur la table.  Il nous manque l’abeille , qui fabrique  la cire jaune à partir de la fleur ; et le soleil, qui transforme  la cire blanche à partir de la cire jaune [2].

A moins que nous ne les ayons sous les yeux ?

Voir la réponse...


Pour être complet sur le panneau central, nous souhaiterions développer ici, avec les concepts que nous possédons maintenant, l’hypothèse liturgique proposée par Carla Gottlieb (voir 2.4 1970 : Gottlieb explique tout (ou presque) ) et reprise par Barbara Lane [3]


Un mobilier liturgique


Selon Carla Gottlieb [4] , la niche du retable de Mérode serait une niche liturgique (piscina), laquelle se trouve en général à droite de l’autel : elle contient le bassin et une serviette permettant au prêtre de se laver les mains.


Pontificale ecclesiae beatae Mariae Trajectensis, Universite d’Utrecht, vers 1450

Le lavement des mains, sur le plan symbolique, signifie l’enlèvement des péchés par le baptême et la pénitence.

Sainte Barbe (détail)
Campin, triptyque Werl, Prado, Madrid

Il est vrai que si on trouve parfois des serviettes dans un intérieur flamand ordinaire, elles sont alors associées à un bassin et une jarre posés sur un meuble, rarement  à une niche creusée dans le mur.

Des vêtements sacerdotaux


L’Ange Gabriel est vêtu d’une aube blanche et d’une amice (sous-vêtement blanc attaché autour du torse du prêtre) ; l’étole passée en biais sur son épaule gauche le désigne comme un diacre (celui qui assiste le célébrant lors de la messe).

Une première messe

Carla Gottlieb voit dans la table près de la piscine une table d’autel.  Tandis qu’à chaque messe, au moment de l’Eucharistie, le   Saint-Esprit descend dans  le pain et le vin pour les changer en corps et en sang du Christ,  nous assistons ici à l’Incarnation représentée sous forme d’une Première Messe, dans laquelle c’est Jésus-Enfant qui descend du ciel en personne. L’ange-diacre agit ici comme le représentant visible d’un célébrant invisible, qui n’est autre que Dieu le Père.

Un possible célébrant


Si nous ajoutons l’intuition de Minott selon laquelle la serviette aux douze bandes bleues évoque l’étole autour du cou d’un prêtre, nous pouvons voir  dans la figure barbu un célébrant caché tout à fait plausible.

Une proto-messe

Le fait que l’Ange porte un habit sacerdotal est très courant dans les Annonciations flamandes, et n’implique pas systématiquement  une allusion eucharistique. De plus, dans le panneau de Bruxelles, l’Ange porte le même habit de diacre, mais le bassin et la serviette sont absents.

Cependant, le caractère central donné à la table dans les deux panneaux et surtout, les trois objets qu’elle expose, militent en faveur de l’interprétation liturgique dans les deux cas : d’autant plus si ces retables étaient destinés à être exposés dans une chapelle.


La proximité  sur la table d’un Livre saint, du lys et de la bougie,  suggère l’idée que l’Ange-Diacre est en train de célébrer une sorte de proto-messe d’avant la Crucifixion,  dont les espèces, le Vin et le Pain (le Sang et le Corps de Jésus crucifié) sont anticipées par l’Eau et la Cire (la Parole du Saint Esprit et la chair virginale de Marie).

Du coup, le nombre de côtés de la table prend sens, si l’on considère qu’il sert à organiser  l’espace autour d’elle et à inviter les convives  à la célébration :

  1. Lorsque l’Annonciation est terminée (Bruxelles), le monde est passé dans l’ère du Nouveau Testament et la  Table, avec ses quatorze  côtés, anticipe la Cène et ses treize convives (quatorze avec  le spectateur ?) : l’Ancien Testament demeure au milieu, à titre de reliquat de l’Ere sous la Loi.
  2. Lorsque l’Annonciation est en cours (Mérode), c’est l’inverse : le monde baigne encore dans l’Ancien Testament et la table, avec ses seize côtés, dévoile aux seize prophètes ce qui va immédiatement advenir : le Nouveau Testament et l’Ere sous la Grâce.


Références : [1] Campin et Gerson auraient pu se rencontrer à Bruges où ils habitaient tous deux entre 1400 et 1410, mais aucun texte n’étaye cette hypothèse d’Annick Lavaure, dans L’image de Joseph au Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p 249 [2] La cire jaune était fondue, puis déposée dans un grêloir où elle était transformée en minces rubans. Ceux-ci étaient ensuite étendus sur les pelouses, pendant plusieurs semaines, au soleil, sur de grandes toiles tendues au-dessus du sol. Ceci pour obtenir une cire la plus blanche possible. [3] Lane, Barbara G. « The Altar and the Altar Piece: Sacramental Themes in Early Netherlandish Painting » (New York, Harper & Row, 1984) [4] Carla Gottlieb, « Respiciens per Fenestras: The Symbolism of the Mérode Altarpiece », Oud Holland, Vol. 85, No. 2 (1970), pp. 65-84 http://www.jstor.org/stable/42710852