L’argumentation de Heckscher
Il vaut la peine de résumer les grandes lignes de l’article de 1968 de Heckscher [1] , car cet auteur est celui qui à le plus écrit sur la bougie, au point d’en faire le point central de son argumentation.
La radiographie de Marie
Heckscher rappelle tout d’abord que la radiographie montre que , primitivement, Marie regardait en direction de l’Ange et de la figurine de Jésus.
La direction de la fumée
Il remarque ensuite que la direction de la fumée n’est pas logique : au lieu de monter à la verticale, ou de tendre vers la droite (si elle avait été soufflée par l’action de l’Esprit Saint), elle est au contraire inclinée vers la gauche. En conséquence, c’est Marie qui a soufflé la bougie [1, p 57] . Mais comment ?
La réponse de Marie
Heckscher pense que c’est la réponse de Marie, « Fiat mihi secundum Verbum tuum » («Qu’il en soit fait de moi selon ta parole ») , qui a soufflé la bougie. La fumée à contresens représente « l’amour de Marie pour Dieu, qui remonte vers lui » [1, p 62] .
Un contexte nuptial
Le « fiat mihi » est théologiquement nécessaire pour valider l’union de Marie et du Saint Esprit, tout comme l’acceptation de l’épouse l’est pour légaliser un mariage humain.
Gisants de Charles IV le Bel et Jeanne d’Evreux pour l’abbatiale cistercienne de Maubuisson, musée du Louvre
Par ailleurs, les chiens et les lions du banc font penser à la symbolique qu’on trouve dans les représentations de couple, en particulier les gisants : le lion symbolisant la Force du mari, et le chien la Fidélité de la femme. [1, p 54 ]
De plus, une bougie éteinte peut, dans la tradition flamande, représenter la consommation du mariage.
En conclusion, pour Heckscher , le retable montre que « le mariage entre le Saint Esprit et la Vierge a été consommé » [1, p 62] . C’est en même temps le moment où la Vierge conçoit Jésus dans son sein.
Un contresens interprétatif
Avec son érudition impressionnante (les notes en latin épuisent pratiquement tous les textes religieux parlant de bougie et de lumière), Heckscher souhaite à toute force prouver que le panneau représente une Annonciation ordinaire, c’est-à-dire l’instant après la réponse de Marie (il est pratiquement le seul à proposer cette lecture).
Car ses arguments peuvent être aisément retournés :
- si la position de la tête a été modifiée pour que le regard de Marie soit plongé dans son livre, c’est justement parce que le peintre ne voulait pas qu’on confonde le sujet avec une Annonciation ordinaire ;
- l’enfant Jésus est montré descendant vers la tête de Marie, donc avant qu’elle ne l’accueille dans son ventre ;
- l’inclinaison de la fumée vers la gauche peut être une pure nécessité graphique, afin qu’elle se découpe distinctement sur le fond sombre du volet fermé ;
- les couples de lions et de chiens peuvent être lus d’une toute autre manière, comme nous l’avons fait dans 4.3 Premiers instants du Nouveau Testament ;
- la lecture nuptiale n’est confortée que par la présence du couple de donateurs dans le panneau de gauche. Or celui-ci a été rajouté après la conception du panneau central ;
- si le retable de Mérode représentait l’Annonciation, tout comme le panneau de Bruxelles, comment expliquer les différences entre les deux : et notamment la bougie qui fume dans l’un et pas dans l’autre ?
Avant de proposer une interprétation originale, il est nécessaire de récapituler les différentes interprétations de cette bougie en cours d’extinction :
- elle montre la lumière naturelle s’effaçant devant la lumière divine (Millard Meiss, 1945) ;
- elle symbolise l’extinction de la divinité de Jésus au moment où il prend forme humaine (Margaret Freeman, 1957) ;
- c’est le souffle de Marie qui l’éteint, lors du « Fiat mihi » (Hecksher, 1968)
- c’est une référence à la mèche qui fume d’ Isaïe, 42:1,3 (Minott, 1969) 2.3 1969 : Minott épuise Isaïe
- c’est le souffle du Saint Esprit qui l’éteint (Châtelet, 1996) (Thürlemann, 2002, p 70).
Nous allons montrer que c’est la dernière interprétation qui est la bonne (l’action du Saint Esprit), et expliquer du même coup ce que la bougie symbolise : mais pour cela, il va nous falloir nous plonger un instant dans le thomisme…
St Thomas d’Aquin confondant Averroës
Giovanni di Paolo, 1445-50, Musée d’art de Saint-Louis
La chair de Jésus provient seulement de Marie
Dans la Question 28 concernant la virginité de Marie, Thomas d’Aquin réfute l’argument selon lequel un père bien réel était indispensable :
« la matière de la forme humaine, c’est la semence du père et de la mère. Donc si le corps du Christ n’avait pas été conçu ainsi, il n’aurait pas été un vrai corps d’homme. »
Sa réfutation tient en deux points, qui ratissent large [2] :
- d’après Aristote, c’est la mère seule qui fournit la « semence » nécessaire ;
- à supposer que la matière première soit la semence du mâle, elle est visiblement transformée pour produire la chair de l’embryon. Donc Dieu, qui peut tout, aurait pu parfaitement effectuer une transformation similaire à partir de la semence de la mère, même si ce n’est pas la manière naturelle de procéder.
Les trois âmes de l’embryon
Les trois âmes d’Aristote
Julio Galdon, Professeur de Philo en Lycée
Pour Saint Thomas, à la suite d’Aristote, l’embryon possède d’abord une âme végétative, puis sensitive [3]. A un certain moment lui est infusée l' »âme intellective », rationnelle. Avant cette infusion, dite encore « animation », l’enfant conçu n’est pas encore une personne humaine, et n’est donc pas sujet au péché originel. C’est au moment de l’animation que l’enfant est contaminé par celui-ci.
Le Christ, n’étant pas né d’une conception naturelle, échappe à cette contamination : il naît « saint ».
Marie et le péché originel
En revanche, le problème se pose dans le cas de Marie, qui est issue d’une union naturelle entre un homme et une femme. Logiquement, Thomas pense qu’au moment de l’infusion de l’âme, elle a elle-aussi contracté le péché originel :
« Donc, si les parents de la Bienheureuse Vierge ont été purifiés du péché originel, la Bienheureuse Vierge l’a néanmoins contracté, puisqu’elle a été conçue selon la convoitise de la chair et par le commerce de l’homme et de la femme, » Tout ce qui naît de ce commerce, écrit S. Augustin est chair de péché. « » [4], article 2, réponse 4
La sanctification de Marie
Il a donc fallu qu’une « sanctification » intervienne à un certain moment avant la naissance de Jésus, afin que Marie puisse l’engendrer sans le contaminer.
Or c’est seulement la mort de Jésus qui a purifié les hommes de la tâche du péché originel. Nous sommes donc ici dans un problème de rétroactivité, un gap de trente trois ans et 9 mois, véritable casse-tête théologique auquel s’attaque Saint Thomas.
Il aborde cet épineux sujet en trois questions serrées [4] :
- « La Bienheureuse Vierge Mère de Dieu a-t-elle été sanctifiée avant sa naissance ? « Oui, démontre Saint Thomas. Mais il précise néanmoins que cette sanctification n’a concerné que la partie individuelle de son âme, et non ce qui relève de l’espèce humaine : souillure générique qui ne pourra être levée que par le sacrifice du Christ [5]
- « La Bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant son animation ? » Thomas répond clairement non.
- « Cette sanctification a-t-elle totalement supprimé chez la Bienheureuse Vierge le foyer du péché ? » Thomas répond là encore non. C’est seulement bien plus tard, au moment de la Conception de Jésus, que cette purification totale a eu lieu.
Il vaut la peine de détailler cette idée, bien oubliée aujourd’hui, car elle pourrait bien donner une clé du rétable de Mérode.
Le foyer du péché (fomes peccati)
Il s’agit, étymologiquement, d’un tison, le reliquat du péché originel, toujours prêt à faire repartir le feu du péché.
» Afin de pouvoir comprendre ce problème, il faut considérer ce qu’est le » foyer » : rien d’autre qu’une convoitise désordonnée de l’appétit sensible. Convoitise habituelle [latente], car la convoitise actuelle [réalisée] constitue un véritable mouvement de péché. Or on appelle » désordonnée » la convoitise de sensualité lorsqu’elle s’oppose à la raison c’est-à-dire lorsqu’elle incline au mal ou fait obstacle au bien » [6]
Or on ne peut pas admettre que Marie n’ait pas eu en elle ce foyer infectieux :
« Il semble inadmissible de dire qu’avant la chair du Christ, qui fut sans péché, la chair de la Vierge sa mère ou de n’importe qui, aurait été exempte de ce foyer appelé « loi de la chair « , ou « des membres « . [6]
La solution que propose Saint Thomas est que le foyer était bien là, mais « lié ». Ce n’est que dans un second temps qu’il sera éliminé (« Primo ligatus postea sublatus »). Très précisément :
« Le Saint-Esprit a produit chez la Bienheureuse Vierge une double purification. La première [avant sa naissance] la préparait pour ainsi dire à concevoir le Christ, et elle a eu pour effet non pas de lui enlever l’impureté d’une faute ou du foyer de péché, mais d’unifier davantage son esprit et de la soustraire à la dispersion… Une autre purification a été accomplie en elle par le Saint-Esprit au moyen de la conception du Christ, qui est l’œuvre du Saint-Esprit. Et à cet égard on peut dire qu’il l’a purifiée totalement du foyer. »
L’énigme de la bougie qui s’éteint
Voilà qui fournit une solution originale à l’énigme majeure du retable de Mérode : la bougie blanche représente la chair sanctifiée de Marie, mais encore porteuse du fomes peccati, le tison du péché : il s’éteint juste avant que l’âme divine du Christ, portée par les rayons du Saint Esprit, ne vienne s’incorporer à cette chair désormais totalement immaculée.
La résolution graphique d’un problème théologique
Dans le panneau de Bruxelles (« Après l’Annonciation ») le bougeoir double est facile a interpréter : il symbolise le ventre de Marie, avant et après la conception.
Dans le retable de Mérode (« Avant l’Annonciation »), selon la même logique, le bougeoir unique devrait être vide. Mais si le peintre a bien pour ambition de représenter visuellement l’extinction du « fomes peccatus », alors la présence de la bougie blanche se justifie : elle symbolise, très précisément, la chair de Marie au moment où elle est purifiée pour devenir celle de Jésus.
Ainsi, le retable nous montre à deux reprises ce qui va advenir : l’avenir immédiat (la chair de Marie se transformant en chair de Jésus dès que l’âme lui sera infusée) et l’avenir plus lointain (la croix sur les épaules de Jésus).
On peut voir dans cette double préfiguration un procédé semblable au suspense hitchockien, comme ces jets d’eau sortant du pommeau de la douche qui anticipent, dans Psychose, à la fois les coups de poignards et l’oeil ouvert de la morte.
Ainsi le retable réussit à déjouer les pièges de la rétroactivité et à illustrer un problème théologique majeur, qui divisera l’Eglise pendant 1500 ans, de Saint Augustin à Pie IX en passant par Luther.
Un sujet brûlant
On voit bien ce que l’acrobatie théologique du « tison du pêché » recélait de dangers potentiels : c’est pourquoi elle a été totalement abandonnée par l’Eglise catholique lors de la proclamation du dogme de l’Immaculée conception (1854) :
« Nous déclarons, prononçons et définissons que la doctrine, qui tient que la bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa conception par une grâce et une faveur singulière du Dieu tout-puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ, Sauveur du genre humain, préservée intacte de toute souillure du péché originel, est une doctrine révélée de Dieu, et qu’ainsi elle doit être crue fermement, et constamment par tous les fidèles. »
Raison sans doute pour laquelle aucun historien d’art n’a examiné sous cet angle la bougie du retable de Mérode.
A titre récréatif, voici une autre iconographie exceptionnelle et un autre « tison du péché ».
La tentation de Saint Thomas d’Aquin
Velazquez, 1632, Musee d’Oriola
« Au début de la carrière de Thomas, ses parents nobles et fortunés tentent de le détourner de sa vocation religieuse, ils le font séquestrer et lui envoient une prostituée pour le gagner au péché. À l’aide d’un tison saisi dans la cheminée, le jeune homme trace alors une croix sur le mur, afin de fortifier sa foi. Il entre dans une transe mystique et deux anges viennent l’assister, lui apportant une ceinture blanche, symbole de sa chasteté. « [7]
Il faut saluer l’éloquence de la composition :
- l’encrier noir explicite le lien entre le tison et la croix tracée sur le mur ;
- la blancheur des deux livres (le Nouveau Testament posé sur l’Ancien) renvoie à celle de la ceinture, et fait le lien entre l’Etude et la Chasteté ;
- la cheminée avec son foyer ardent, flanqué à sa droite de la croix, fait écho à la prostituée qui s’enfuit, pourchassée à sa droite par la croix de la porte.
En s’emparant du tison, le docteur angélique retourne contre la tentation sexuelle l’arme même de son pouvoir : un peu comme il s’emparerait de l’argument d’un contradicteur pour le retourner contre lui.
Par extraordinaire, nous disposons d’une image exceptionnelle, un peu postérieure au retable de Mérode qui va nous permettre de conforter notre interprétation de la bougie qui s’éteint. Elle représente aussi l’infusion de l’âme, mais cette fois dans le cas d’un enfant tout à fait humain. [8].
L’infusion de l’âme
Enluminure dans Jean Mansel, Vita Christi, vers 1490, Bibliothèque de l’Arsenal, Ms-5206. folio 174r,
L’image « établit un partage des tâches clair : le couple humain, surpris dans l’intimité nocturne et dénudée de son lit, est manifestement responsable de l’engendrement du corps de l’enfant à naître. Quant à l’âme, elle descend de plus haut qu’eux ; elle est l’œuvre de Dieu, de cette Paternité suprême qui caractérise la divinité trinitaire. L’âme intellectuelle, substance immatérielle et incorporelle, ne saurait en effet être causée par la génération ; elle ne peut procéder que de Dieu, et les théologiens s’emploient à souligner que rien de l’âme des parents ne se transmet à leurs enfants…. On remarque que le phylactère divin porte le verset de Gn 1,26 (« Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram ») : c’est bien en effet la décision divine de créer le premier homme qui se trouve actualisée, rejouée quotidiennement, lors de la formation de chaque âme individuelle. » [9]
En résumé, dans une double paternité, « on a à gauche la Trinité qui fait l’âme. A droite le couple qui fait le corps« .[10]
Les trois bougies
Il n’a pas été remarqué jusqu’ici que l’image montre trois bougies :
- une dans la niche, sous l’auréole de la Trinité
- une allumée, devant Moïse portant les tables de la Loi
- Une éteinte, sur la table juste à côté du lit.
Lisons les pages de Mansel qui suivent immédiatement l’illustration.
Folio 154
« En pensant doncques aux choses de dedens nous, ung chacun doit considérer la formation de son âme tout premièrement. Secondement la defformation d’icelle par la coulpe. Et tiercement la reformation par la grace divine. »
Folio 155
« Sur ce pas icy doit il diligeament considérer comme noblement et comme glorieusement son âme a esté du souverain maistre formée par nature. Secondement comme vicieusement elle est difforme de sa propre volonté et sa coulpe. Et puis tiercement comme gracieusement par la divine bonté elle a été souvent réformée.
Pour parler sur le premier point de ceste matiere l’on doit dire que la noblesse naturelle de l’âme humaine consiste moult en ce que naturellement l’ymage de la treseuree trinité lui est empraincte a son decorement. Car l’ame humaine est crée a l’ymage de Dieu a cette fin que toujours elle ait mémoire de Dieu, qu’elle soit toujours en sa pensée et qu’elle l’aime de toute sa force. »
Il est très probable que les trois bougies illustrent les trois temps de l’explication de Mansel :
- la bougie de la niche s’allume, sa flamme n’est autre que le halo que constitue la Trinité ;
- la flamme de la bougie de la cheminée se déforme : la statue de Moïse rappelle l’Ere sous la Loi, soumise au Péché originel ;
- la flamme de la bougie de la table s’éteint, par la grâce divine, afin d’interrompre la contamination par le péché originel. Elle se rallumera au moment de la naissance de l’enfant.
[2] « Selon le Philosophe, la semence du mâle ne joue pas le rôle de matière dans la conception de l’être vivant. Elle en est seulement le principe actif ; c’est la femme seule qui fournit la matière de la conception. Aussi, du fait que la semence du mâle a fait défaut dans la conception du corps du Christ, il ne s’ensuit pas que ce corps n’ait pas eu la matière qui lui était due. Mais à supposer que chez les animaux la semence du mâle soit vraiment la matière de la conception, il est évident que cette matière ne subsiste pas sous la même forme, mais qu’elle doit se transformer. De même que Dieu a transformé la glaise du sol pour en faire le corps d’Adam, de même a-t-il pu transformer la matière fournie par la mère pour en faire le corps du Christ, même si ce n’était pas une matière suffisante pour une conception naturelle. »
Somme théologique, III, Question 28, Solution 5
[7] Article du journal La Croix, https://www.la-croix.com/Journal/La-tentation-saint-Thomas-dAquin-2017-03-03-1100829203
[8] On peut consulter le manuscrit sur Gallica.http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b550085635/f153.item17. Jean Mansel. Titre «Livre Lequel Entre aultres matieres Traitté de la nativité Nostre Seigneur Jhesu Crist, de sa vye, la passion de sa, de sa résurrection et d’aultres belles et consacre matieres, compilez par Jehan Mansel, clercq notable était, demourant un Hesdin en Artois « . Volume II. [9] Jérôme Baschet, « Âme et corps dans l’Occident médiéval : une dualité dynamique, entre pluralité et dualisme » https://assr.revues.org/20243
[10] Jérôme Baschet, « Le Sein du père. Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval », Le temps des images, Paris, Gallimard, 2000, p 330