Ici commence peut-être vraiment, après une récente mise en bouche intitulée «La fête des paires», ma saga des «ThromboChroniques», parfois évoquée depuis quelques mois, jamais mise en chantier. Il faudrait que je commence par le début, c’était il y a… vingt-neuf ans. Et puis non, j’ai bien le temps de remettre en ordre mes souvenirs éparpillés au fil des années et de l’absorption de comprimés d’un anti-coagulant dont je tairai le nom mais avec lequel j’entretiens aujourd’hui une relation presque amicale. Pensez donc, j’ai déjà dû en avaler environ plus de 10500, alors forcément, ça crée des liens. J’avais bien pensé organiser une petite fête pour le dix millième mais… le manque de temps, l’absence d’un sponsor malgré mes appels réitérés à mon couturier favori, en ont décidé autrement… Pas de soirée festive, juste une consommation matinale et mécanique.
Je vous propose néanmoins un résumé du résumé, histoire de ne pas vous laisser dans l’ignorance totale de ma triste condition de sujet d’étude du corps médical. Au printemps 1979 donc, après plusieurs semaines d’un état fiévreux, perclus de douleurs au point qu’il fallait me déplacer d’une pièce à l’autre par un ingénieux système consistant à glisser sous les pattes du fauteuil dans lequel j’avais péniblement atterri depuis mon lit des patins de feutre, mon médecin décida de m’expédier à l’hôpital, ce qu’il imaginait être mon ultime voyage après une courte vie que j’étais supposé quitter en raison d’une forte suspicion de leucémie foudroyante et, c’est la moindre des choses, incurable. Patatras, pas de bol, je décidai de résister à ce lâche abandon en exhibant fièrement, quelques jours et examens plus tard, un valeureux diagnostic de, je cite, «thrombo-phlébite ilio-fémorale bilatérale de cause non déterminée». Pour faire plus simple, mon sang avait été gagné par l’idée saugrenue de coaguler en d’innombrables recoins de mon système veineux, et plus particulièrement sur toute la zone allant de mes reins à mes pieds. J’étais désormais détenteur d’un nouveau diplôme, celui du cas médical unique en Europe. Maître Chronique n’aime pas la demi-mesure.
Je passe sur toute la suite que j’aurai l’occasion de raconter de temps à autre, et croyez-moi, vous aurez l’occasion de vous bidonner ! Ah, les biopsies ! Ah, les phlébographies ! Ah, la ponction lombaire dont on ne se relève que de longues heures après la fatidique piqûre et au sujet de laquelle on apprend très vite qu’elle était la première pour celui qui venait de la pratiquer…
J’effectue lâchement mon grand bond en avant, j’avance de vingt-neuf ans sur le grand jeu de Moi et me retrouve dans une salle d’attente, celle de mon radiologue, qui doit rendre un verdict sans appel au sujet de ce satané genou gauche dont la faiblesse a provoqué une chute assez mémorable qu’il m’est récemment arrivé de narrer ici même. En fait, c’est un peu plus compliqué mais, voyez-vous, on me bichonne assez facilement du côté de la sphère médicale. Déjà qu’on comprend très mal ce qui m’est arrivé alors que je n’avais que vingt et un ans, on ne va pas en plus prendre le risque de m’en faire courir. Des risques, bien entendu. C’est, je crois, ce qu’on appelle aujourd’hui le principe de précaution.
Donc, je me suis cassé la binette, j’ai saigné, décoré ma jambe gauche d’un œdème et mon genou d’une cicatrice, vu ma généraliste, puis une angiologue. Restait plus qu’à consulter le radiologue parce que je suis titulaire d’un étrange genou gauche qui claque, émet de drôles de bruits lorsque je marche, coince un peu de temps à autre. Moi, j’ai bien ma petite idée sur le sujet : je suis persuadé que j’ai une jambe plus longue que l’autre et que, par conséquent, mon pied a tendance à frotter au sol et à me tendre des pièges. Une explication que je garde pour moi néanmoins, parce que je sais qu’une autre hypothèse pourrait venir la battre en brèche : j’aurais en réalité une jambe… plus courte. Mais, chut ! Je préfère ne pas ouvrir ce débat…
Salle d’attente. Ici, c’est plein de vieux, avec des gens moins vieux qui en accompagnent certains. A gauche on tousse, un peu plus loin aussi mais plus fortement, si on était tout seul, on cracherait peut-être à même le sol. Un téléviseur branché sur un mystérieux Canal 33 (bravo l’humour…) diffuse des informations médicales ou paramédicales, entrecoupées de quelques reportages. Eh, vous me croirez si vous voulez mais j’étais à peine arrivé que j’ai eu droit à une visite du Musée d’Arles proposant une exposition… Christian Lacroix ! Promis, juré, craché, c’est vrai ! Ma voisine, qui pourrait être au moins ma grand-mère, est toute contente d’avoir reconnue le peintre Delacroix ! «Oh ben, il doit bien avoir 100 ans maintenant !». Tu m’étonnes qu’il est pas jeune le Delacroix… Cela dit, l’autre, le Christian, faut pas pousser non plus… Va pour la soixantaine, mais 100, ça fait peut-être un peu beaucoup. Au fait, Christian, toujours pas de nouvelles de mes chemises ? Tu n'ignores pas que je viens d'en ajouter deux nouvelles à ma collection... Et je n'ai pas changé d'adresse.
Sont malins les médecins et les radiologues des salles d’attente : ils mettent le son de leur télé au niveau minimum (de toutes façons, on ne perd pas beaucoup… c’est un peu le vide ce truc là), comme ça les patients, ben y croient qu’ils sont un peu sourds et du coup, ils filent chez l’ORL dans la foulée. C’est une entente bien rôdée entre gens du même monde.
«MADAME DUSCHMOLL» ! Oh la vache, c’est pas le genre «annonces aéroport» ici, juste la secrétaire qui s’est collé la bouche au micro pour appeler le prochain pékin. Elle te hurle dans son biniou, preuve qu’elle aussi nous croit tous sourds, comme si sa vie en dépendait. Alors la madame en question, elle se lève, et comme elle est polie, elle nous dit au revoir, ignorant qu’elle va revenir dans quelques minutes en attendant l’oracle du médecin et qu’elle sera obligée de nous redire bonjour. Mais bon, c’est une question d’habitude.
Je ne regarde même pas les magazines, y a que de la poubelle sur papier froissé avec plein de gens vulgaires qui ne sont pas toujours aussi beaux qu'ils l'imaginent, ce genre de trucs que les français achètent par millions et lisent par plus de millions encore. Je me suis juste glissé les écouteurs de mon iPod dans les oreilles et j’écoute un truc sympa (euh… c’est le nouveau disque de Jannick Top, «Infernal Machina», j’en reparlerai une autre fois parce que là, c’est pas le sujet. Désolé…).
«MONSIEUR MAÎTRE CHRONIQUE !!!». Non mais elle va arrêter de beugler comme ça, l’autre, là, derrière son comptoir.
«Au revoir, m’sieur dames…». Je reste poli et m'efforce de me couler dans le moule du patient lambda.
Une manipulatrice en radiologie m’attend de pied ferme et me conduit vers une micro cabine – à ce sujet, quelqu’un pourrait-il m’expliquer comment font les gens corpulents ? Parce qu’avec mon IMC de 21, je me sens un peu coincé dans ce gourbi à peine éclairé, je fais attention de ne pas m'arracher la tête dans le porte habits, alors vous imaginez, un bon gros, le pauvre, il est pas plus sûr de sortir que d’entrer – où je suis supposé me délester de quelques uns de mes vêtements. «Mettez-vous torse nu, on viendra vous chercher de l’autre côté». Hein ? Qu’est-ce que vous dites ? Torse nu ? Pour une radio du genou ? Y aurait pas comme une petite erreur ? Rouge pivoine qu’elle est devenue la petite manipulatrice, surtout que ses copines du secrétariat, qui avaient tout entendu, sont écroulées derrière leur bureau. Belle solidarité, mesdames ! Est-ce que je me moque de vos annonces au micro quand vous hurlez le patronyme de mes congénères ?
«Euh… vous êtes certaines que je peux lui faire confiance à votre copine ? Parce que si elle situe mon genou vers le torse, j’ai quand même un peu peur qu’elle vise mal avec son rayon X et je ne voudrais pas être victime de dommages collatéraux…». Re-bidonnage au fond du couloir, les deux blondes du comptoir pliées en deux sur le clavier de leur ordinateur.
Je vous épargne la séance photos : un coup debout de face, un autre de profil, trois clichés allongé sur la table, avec flexions différentes et retour cabine en attendant le médecin. Coup de bol, personne ne s'est cru obligé de me badigeonner de gel... J’entends derrière la paroi les commentaires dictés à un petit magnétophone, ça ne parle pas de moi puisqu’il est question de poumons (encore que… avec mon genou au niveau du torse…), je me rhabille et attend patiemment que le Maître des lieux vienne m’expliquer de quoi je souffre.
Quelques minutes après, un homme au crâne dégarni entrouvre la porte, pas exactement sympathique, pour me demander si j’ai mal au genou. «Ben… non, pas vraiment, il grince, il claque, il craque, mais pour l’instant, non, pas bobo monsieur». Et vous avez quel âge ? «Ben, 50 ans, depuis le mois de janvier, même qu’on a fait une petite fête avec des amis dans un bon restaurant de Nancy. On a mangé comme des rois et j'ai été vachement gâté». Non, en fait, je ne lui donne pas toutes ces précisions, c’est juste qu’au moment où je lui ai annoncé mon demi-siècle, j’ai repensé à tous ces bons moments. Vivement le 12 octobre 2012 !
Le brave monsieur, expéditif genre je rentabilise à mort pour cause de 4X4 qui me coûte la peau des fesses, m’explique que mon cartilage est un peu usé, qu’un traitement est possible (ignorant qu’en raison de la médication dont il est question plus haut, ce dernier, justement, m’est interdit) et qu’il va s’éclipser pour rédiger son compte rendu. Quatre lignes obscures dont il sera question plus loin.
Retour à la salle d’attente, bonjour bonjour les amis, à la télé une pauvre chanteuse des années 80 (décennie maudite pour la musique à bien des égards, je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j’ai envie de claquer le beignet à tous ces gens qui tentent misérablement de se faire des sous en exhumant les sinistres productions de l’époque. C’est pas que tout soit mieux aujourd’hui, loin s’en faut, mais les années 80, franchement, c’était le gouffre…) essaie de nous faire croire qu’elle est de retour… Reste où tu es, ma grande, tu es très bien comme ça, inutile de revenir, tu vas te faire du mal. A nous aussi, accessoirement…
«MONSIEUR MAÎTRE CHRONIQUE !!!!!». Mais elle fatigue jamais la speakerine en blouse blanche ? Elle déclame, elle brame, elle chante, ce serait tellement bien qu’elle instille une petite dose de… Mais non, pas de proportionnelle ! Vous confondez avec les années 80, une fois de plus… Euh, j’ai bien peur que les plus jeunes d’entre vous, qui n’ont, c’est bien connu, aucune conscience politique, ne comprennent pas cette allusion à une manœuvre mitterrandienne… Non, une petite dose de douceur dans ses appels téléphoniques, voilà ce que je lui demande à la petite dame.
«Au revoir, au revoir tout le monde». Bon, je crois que je suis le seul à être réveillé dans cette salle d’attente où on continue de soupirer toute la misère de l’âge qui avance. Canal 33 continue lui aussi de ronronner, tout le monde s’en fout mais l’important, c’est bien que le cabinet de radiologie touche un peu de pépètes en diffusant ce chloroforme qui n’est rien d’autre qu’une vaste entreprise de publicité à peine déguisée. Y aura bien de quoi remplir le réservoir de la grosse voiture...
«Gonarthrose gauche débutante avec ostéophytose des épines tibiales. Hyper pression rotulienne externe bilatérale bien visible sur les incidences en défilé avec discrète ostéophytose latérale externe de la rotule gauche. Par ailleurs pas d’anomalie de la trame osseuse».
Alors là… Je suis vaincu ! Maître Chronique a trouvé son… maître dans la discipline extrêmement complexe de la phrase absconse et tordue ! Je ne sais pas du tout ce qu’il a voulu dire, mon radiologue, mais quel talent ! Il y a dans cette phrase une vraie poésie, un mystère, celui de la création militaro-littéraire. J’aime tout particulièrement «les incidences en défilé». Est-ce l’approche du 14 juillet ? J’imagine un régiment invisible qui rampe sur mes genoux, marche au pas autour de mes rotules, surtout la gauche, je suis subitement devenu l’Avenue des Champs Elysées pour une armée de cartilages, les fanfares militaires venant ensuite, pour finir, parcourir ma trame osseuse…
C’est bien beau cette phrase de spécialiste… mais ça n’éclaire pas beaucoup, en fait. Il a voulu dire quoi, le radiologue ?
«Ah ben c’est de l’arthrose !», m’annonce fièrement ma généraliste que j'interroge au téléphone ; elle semble presque contente d’ajouter un nouveau trophée à mon cas médical. «Vous pouvez prendre un Doliprane en cas de douleur». Mais j’ai pas mal, moi ! Je grince, je cliquette, je couine, mais je ne souffre pas ! «Ah ben… alors ne faites rien, il faut continuer à vous muscler, vous pouvez marcher autant que vous voulez».
«C’est de la vieillerie !». Pan dans les dents, cette autre version des faits émane du Docteur H., mon cardiologue préféré (à ne pas confondre avec le Docteur D., mon héros des StimuloChroniques) qui n’a jamais eu l’habitude de mâcher ses mots.
Vieillerie ! Tiens, et moi qui raillait les personnes âgées dans la salle d’attente. Du coup, pour me venger, j’ai embarqué Madame Maître Chronique dans une longue marche (au début de cette note, je vous proposais un grand bond, c’est logique finalement, sauf que là, j’inverse le cours de l’histoire) afin de tester ma mécanique rotulienne. Qui me semble ma foi bien huilée, malgré l’usure du cartilage. Près de trois heures à crapahuter sans le moindre signe de défaillance, selon un rythme régulier et soutenu.
Grand bien nous en a pris parce qu’au bout de je ne sais combien de kilomètres parcourus sous un soleil de plomb, nous avons pu visiter une magnifique église, d’habitude fermée et ce jour là bondée d’une foule bruyante et peu respectueuse du cadre majestueux s'offrant à nos regards, celle de Notre Dame de Bonsecours, dont la rénovation tout juste terminée est une réussite et un régal pour les yeux. Profitez de l’été qui s’avance pour la visiter, c’est un conseil d’ami.
L’église de Bonsecours est la dernière demeure du Roi Stanislas. Mais elle n’était qu’une première étape sur la longue route qui me reste à parcourir avant que mon genou ne rende l’âme. C'est pas demain la veille !
Je t’en ficherai de la vieillerie !