L’exposition d’Habdaphaï , Alive, en vie, en ce moment à la salle Arsenec au Tropiques Atrium, traite d’un thème que l’artiste explore en photomontages, dessins, peintures et installations land art depuis au moins trois ans : le territoire et son dédoublement, les migrants.[i] C’est une exposition très personnelle : l’artiste s’y met en scène nu sur des photos et évoque le quartier de son enfance dans l’installation Trennelle-Citron-Grosse roche. Des nombreuses lectures qu’on peut faire de cette exposition, une renvoie au parcours de l’artiste, à ses propres migrations et territoires, qui l’ont amené là où il est, toujours en vie.
.Installation Trennelle-Citron-Grosse Roche. photo MDS
L’exposition s’ouvre sur des photomontages dans lesquelles l’artiste porte des fagots sur la tête, comme un migrant porte ses maigres possessions, comme un ouvrier porte de la canne, de la banane ou du charbon…il m’a fait penser aux esclaves modernes sur un marché en Lybie, où sont vendus des migrants refoulés ou en attente d’un passage vers l’Europe. Une frontière (et partant, un territoire) est une idée abstraite que souvent, rien, en dehors d’une convention, ne matérialise. Habdaphaï s’intéresse à l’humain confronté aux limites territoriales. Toute frontière, même la plus surveillée, est poreuse…. L’échange est sa raison d’exister et paradoxalement ce qu’elle essaye de contenir. Les migrants d’Habdaphaï sont là pour tous les dépossédés de la terre, engagés dans l’éternelle négociation inclusion/exclusion, essayant de trouver sa part dans les festins auxquels ils ne sont pas conviés.
Photomontage migrant Photo Véronique Bourdon
En prise avec la politique et l’actualité, les territoires et les frontières considérés par Habdaphaï regroupent des espaces sociaux autant que géographiques. Il est intéressé par la construction des territoires identitaires, notamment la Martinique, ses diverses ancestralités, ses présents morcelés, ses bornes spirituelles, sociales, spatiales.
Ses migrants sont autant ceux de partout dans le monde, que ceux qui, comme sa famille ont « migré » à un moment donné de la campagne de Sainte Marie ou d’ailleurs vers l’en-ville de Césaire.
Migrants installation, photo Habdaphai
C’est peut-être cette partie de sa biographie d’ailleurs, qui a fait de lui un outsider dans le sens de « celui qui est en dehors », qui n’appartient pas à un territoire donné, qu’on n’attend pas ou qui ne fait pas partie des favoris…
Performancela Kaz le début, photo Véronique Bourdon
Etrangère en Martinique moi-même, je l’ai perçu il y a quelques années comme un outsider dans son propre pays. En effet, Habdaphaï s’est toujours vu et a toujours été en dehors de tout groupe, école, courant, tout en impulsant divers mouvements associatifs, et en étant particulièrement populaire auprès du public en général, un peu en raison des manifestations qu’il a organisées par le passé. Pourquoi outsider alors? Peut être car il vient d’« ailleurs », c’est à dire de la danse et non pas d’une école d’arts visuels … Ou parce qu’il a un langage profondément créolophone, et tend à parler français par images, prenant souvent un mot pour un autre, usant et abusant de synecdoques ou métonymies, niant à chaque phrase le caractère linéaire de la langue française, à laquelle il lui arrive de faire des enfants dans le dos.[ii] Ce qui est certain c’est que son langage, souvent créateur, n’a pas toujours été compris ou accepté.
Objet ratière photo MDS
Outsider mais pas un artiste de l’art brut, Habdaphaï n’est pas coupé du monde de l’art, bien au contraire. Il a une très grande culture visuelle, bien plus vaste et diversifiée que beaucoup d’autres artistes martiniquais. Il est néanmoins véritablement autodidacte. Sa curiosité sans borne l’amène depuis plus de 30 ans à dévorer expositions et musées, mais aussi danse, téâtre et cinéma. Passionné d’art, le peintre est aussi collectionneur et dénicheur de talents. Entre 2012 et 2015 il systématise ses connaissances par des études d’art performance et d’art visuel, qui sont venus conforter un parcours de créateur intuitif, talentueux et bouillonnant, ayant tout appris par lui-même ou presque : Habdaphaï n’oublie jamais de citer sa formation aux ateliers du Sermac, au tout début de sa carrière.
Objet, photo MDS
Artiste prolifique Habdaphaï produit tout le temps, par nécessité viscérale. La question du territoire, et donc de l’appartenance, lui a offert ici un terrain pour une expression plus intime, moins figée par les signes que certaines de ses séries. Les petites maisonnées en céramique frêles et gracieuses, des objets très nouveaux dans sa production, me semblent participer de cette intimité-là. Elles me font penser au petit théâtre des sculptures en carton et bois, suspendues derrière des rideaux en dentelle de papier, qu’il avait créé pour sa sortie de résidence à l’ISBA de Besançon en 2014. Elles ont la même force poétique, la même finesse d’exécution, la même esthétique povera.
Objet, petite kaz en céramique, Photo MDS
Habdaphaï a souvent joué le scénographe en tant qu’organisateur d’évènements et on sent cette habitude dans son accrochage beau et sobre. Pourtant, il a choisi de « trop » montrer. Toutes les œuvres tournent autour des migrants et du territoire, mais il y a quand même 4 sous-ensembles bien distincts: les photomontages très colorés et chargés, les objets et installations nettement plus épurés, les dessins au tracé obsessionnel, et sur une table, un peu hors sujet et pas particulièrement mises en valeur, des très belles assiettes peintes. Sans compter la Kaz, sur le parvis de l’Atrium, support de performances devant se dérouler sur plusieurs jours et dont le lien avec l’exposition est moins évident. En parlant avec l’artiste on apprend que ce lien est plus programmatique que formel : la Kaz, avec laquelle au départ il souhaite parler de la Maison du Bagnard, et qu’il aménage petit à petit lors de performances quotidiennes, sera itinérante, afin d’accueillir d’autres performances, mais aussi des ateliers, peut être un point de vente, à disposition d’autres artistes également. Itinérance, entraide, l’artiste-saltimbanque se veut sur les routes, comme tous les migrants.
La kaz début, photo Véronique Bourdon
La kaz, photo Tropique Atrium
Dans ses photomontages l’humain et la matière fondent ensemble. Mêlant photographie et dessin, l’artiste superpose des portraits trouvés sur le web à ses propres photos et tracés. Le recours au numérique lui permet d’effacer, mélanger et évider les images, de les remplir ensuite avec des signes de son cru, puis de les éroder, décomposer, recomposer… On devine dans ces mélanges peu probables, à la fois une catharsis personnelle et un regard critique sur la société martiniquaise. C’est un véritable carnaval, une succession de masques, parades et transfigurations. Et pourtant, une sorte de vérité crue teintée d’humour, se fraye un passage à travers le trop plein d’images.
Photomontage migrants, photo Veronique Bourdon
En contraste avec les photomontages, les objets et les installations sont presque tous blancs, beige ou couleur bois clair, tranchant avec des différentes tonalités de marron, noir et gris, ajoutées par petites touches
Je me suis mise à imaginer une exposition écrémée, sans les photomontages. Trop présentes, ils laissent peu de espace à la délicatesse de la belle installation architecturale en bois et tissu, qui reconstruit, dans un jeu de pleins et de vides, la précarité du quartier de son enfance. Dans son montage actuel l’installation Trenelle… comporte un poste de télévision passant en boucle une vidéo qui n’était pas accessible lors du vernissage. L’artiste avait posé puis enlevé l’appareil TV et j’avoue préférer la pureté aérienne des lignes formant comme des maisons agencées en bidonville, ou en lakou, sans l’intrusion d’autres objets, mais il faudrait visionner la vidéo pour savoir ce qu’elle apporte à l’oeuvre.
Intallation Trennelle-Citron-Grosse Roche avec tv Photo web courtesy de l’artiste
Cette installation est une petite merveille, tout comme la série de maisonnettes en céramique. Leur emplacement néanmoins n’est pas idéal : trop proches des fenêtres vitrées, les petites maisons, dont la structure est délicate et complexe, sont écrasées par la présence les barreaux en métal de la verrière. La lisibilité de leurs liens en est brouillée.
.Petites kaz, photo web courtesy de l’artiste
Parmi les objets et installations on trouve encore en guise de marqueur d’identité les ratières chères à l’artiste, devenues pour l’occasion masques africains plus une très jolie sculpture-installation bois et ombres, semblant évoquer une construction les racines à l’air, surmontée d’une sorte d’autel, et la poétique installation Migrant avec sa couronne de feuilles de multipliant sur la tête. Du groupe des maisonnettes en céramique l’artiste a extrait un exemplaire à la couleur noire et la mise en exergue, sur un lit de farine très blanche, comme sur un écrin. Sa solitude surligne sa fragilité et la finesse des liens qui la maintiennent unie. Je lui trouve une touchante singularité. L’artiste a réussi à traduire ici la dynamique des forces qui font tenir début les constructions hasardeuses de l’habitat populaire. Quelque chose d’une métaphore de la vie elle-même, fragile, dégingandée, et pourtant résiliente… Et on retourne au titre :en vie…
Petite kaz noire, photo MDS
J’aime toujours autant les dessins en noir et blanc d’Habdaphai et particulièrement cette série. L’installation des Phories sur des feuilles de livre d’art russe, apporte à la fois délicatesse et épaisseur. L’étrangeté de l’écriture renvoie à la diversité des apports dans l’identité martiniquaise, et rappelle combien le substrat de nos constructions est intimement lié à la migration. Je me demande si l’artiste n’a pas été un peu facétieux, et ce ne serait pas nouveau chez lui, en choisissant un livre d’art auquel on ne peut rien comprendre…
Dessins, photo Véronique Bourdon
La délicatesse du trait et la préciosité du doré (une constante chez Habdaphaï), sont remarquables, ainsi que le titre de l’installation qui évoque pour moi les phories de Michel Tournier, elles-mêmes puisées dans la poésie de Goethe (la chevauchée désespérée d’un père portant son jeune enfant dans les bras), mais aussi dans l’image du Christ porté par Saint Christophe. Habdaphaï invoque plutôt la verticalité et l’horizontalité, thèmes récurrents chez lui. L’artiste parle aussi de structures porteuses (en rapport donc aux objets architecturaux exposés ici). Il me semble qu’avec le T du territoire Habdaphaï nous fournit un autre récit qui fait de tout homme un enfant (quelqu’un qui découvre, qui apprend, qui est a la fois fragile et puissant) dans le bras d’un géant (la mémoire, les ancêtres, la bienveillance des origines et du groupe). Chaque migrant, chaque humain est ce T, celui d’un homme qui porte son double. L’artiste affirme ici l’appartenance, l’entraide et une possibilité de guérison.
Installation Phories, Photo Véronique Bourdon