Partons de l’idée, partagée par tous les historiens d’Art, que le panneau de Bruxelles représente le moment précis de l’Annonciation où Marie, en acceptant le message de l’Ange (main droite sur le coeur) déclenche la Conception immaculée de Jésus. Nous sommes donc à l’instant précis de basculement entre l’Ere sous la Loi et L’Ere sous la Grâce.
L’Ere sous la Loi
Suite au Péché Originel, le peuple d’Israël était placé sous la loi de Moïse, qui exigeait un sacrifice de réparation pour le péché, car « sans effusion de sang, il n’y a pas de pardon » (Paul, Epître aux Hébreux, 9, 22). Jésus, par son sacrifice, a donc satisfait à cette obligation et ouvert une nouvelle Ere.
« Car il est mort, et c’est pour le péché qu’il est mort une fois pour toutes ; il est revenu à la vie, et c’est pour Dieu qu’il vit. Ainsi vous-mêmes, regardez-vous comme morts au péché, et comme vivants pour Dieu en Jésus Christ. » (Paul, épître aux Romains, 6, 10-11)
L’Ere sous la Grâce
L’homme, libéré de sa faute originelle, a désormais la possibilité, par sa conduite, d’échapper au péché et d’atteindre la sainteté et la vie éternelle :
« Car le péché n’aura point de pouvoir sur vous, puisque vous êtes, non sous la loi, mais sous la grâce… Ayant été affranchis du péché, vous êtes devenus esclaves de la justice. – Je parle à la manière des hommes, à cause de la faiblesse de votre chair. -De même donc que vous avez livré vos membres comme esclaves à l’impureté et à l’iniquité, pour arriver à l’iniquité, ainsi maintenant livrez vos membres comme esclaves à la justice, pour arriver à la sainteté… Car le salaire du péché, c’est la mort; mais le don gratuit de Dieu, c’est la vie éternelle en Jésus Christ notre Seigneur. » (Paul, épître aux Romains, 6, 12-23)
Les objets doubles
Les objets doubles abondent dans le panneau de Bruxelles : deux fenêtres, deux tiges de lys, un bougeoir double, deux livres, deux bougies (sur la table et sur la cheminée), deux couples lions-chiens.
Faisons l’hypothèse qu’ils représentent l’ère sous le Loi et l’ère sous la Grâce ou, pour simplifier, le monde de l’Ancien Testament et celui du Nouveau. Et voyons ce que cela donne.
Les deux fenêtres
Ancien Testament : La fenêtre de gauche est presque entièrement fermée, sauf un volet qui laisse voir en partie la Lumière de Dieu : ce premier volet a été ouvert par les prophéties.
Nouveau Testament : la fenêtre de droite est presque entièrement ouverte, ce qui révèle en totalité la Croix que forment les meneaux. Le dernier volet sera ouvert au moment de la naissance de Jésus.
Le vase et les deux tiges de lys
La marque de l’Esprit Saint (l’oiseau) est révélée par la rotation du vase.
Le lys, isolée dans son vase d’eau pure, représente classiquement la virginité de Marie, Mais ici, les deux tiges font voir deux instants consécutifs : lorsque, en tant que servante du Seigneur, elle s’incline vers l’Ange ; et lorsque, devenue mère de Dieu, elle se redresse et se grandit fièrement.
Le bougeoir double
Dans les Annonciations, une bougie éteinte représente habituellement l’attente de Jésus, la flamme s’allumant seulement au moment de la naissance.
Atelier de Campin, Vierge à l’enfant dans un intérieur, avant 1432, National Gallery, Londres
Remarquer que l’allumage de la bougie est ici concomitant avec l’allumage des auréoles, et du feu dans le cheminée. Il s’agit du thème cher à Campin (on le trouve aussi dans la Nativité de Dijon, voir 6 Pierres de Feu). des trois lumières :
- surnaturelle (les auréoles),
- humaine (la bougie)
- infernale (le feu).
Remarquer la barre porte-serviette, recyclée pour étendre le lange de Jésus, du même bleu précieux que celui de la robe de sa mère.
Dans le panneau de Bruxelles, comme pour les deux lys, les deux réceptacles du bougeoir représentent deux instants consécutifs : le ventre de Marie avant et après la conception immaculée de Jésus. La bougie éteinte est Jésus avant sa naissance. Ceci est cohérent avec une métaphore du Speculum Humanae Salvationis, relevée par Panofski [1] :
« Celle-ci est en effet un candélabre, et celui-ci une petite lampe. La Christ, le fils de Marie, est une chandelle allumée. »
Les deux livres
Le livre délaissé sur la table est l’Ancien Testament.
Les rayures bleus du tissu rappellent celles d’un châle de prière juif. Intiment lié au livre, le tissu qui le couvre implique une compréhension voilée.
Le livre que lit Marie est le Nouveau Testament : un livre portable, manipulable sans le salir. La bourse qui l’occultait est abandonnée sur le sol, car la révélation a commencé : le livre ne reviendra pas sous le boisseau.
Les deux couples chien-lion
Le couple d’animaux du fond nous tourne le dos. Le sens de rotation du dossier donne le sens de lecture : du Lion au Chien. Autrement dit la problématique de la Chute : les hommes de l’Ancien Testament, par le péché d’Eve, sont passés de la domination du monde (le lion) à la soumission à la Loi (le Chien).
Le couple du premier plan, qui fait face au spectateur, représente la problématique inverse , le passage du Chien au Lion. Dans le cas de Marie, il illustre la transformation de la Servante du Seigneur en Reine des Cieux. Plus généralement, pour l‘humanité, le passage d’un état de soumission à un état de libération, où la lutte contre le péché est possible, et se mène avec la bravoure du lion.
L’Ancien et le Nouveau Testament
A ce stade, on constate que tous les objets symbolisant l’Ancien Testament se trouvent à gauche, du côté de l’Ange, et ceux symbolisant le Nouveau Testament se trouvent à droite, du côté de Marie.
Pour terminer l’interprétation, nous allons introduire un second thème, lié à ces deux objets de protection que sont la gravure de Saint Christophe et la brosse , et aux deux bougies blanche et jaune.
La conception humaine
Nous avons vu (4.2 L’Annonciation de Bruxelles) que la gravure de Saint Christophe est dans ce contexte très particulier une métaphore de la grossesse. En associant la gravure avec la bougie jaune qui la jouxte, nous avons résumé ainsi le rôle de Christophe : porter en la protégeant de l’eau une lumière divine (l’auréole du Christ) en direction d’une bougie terrestre. Enfin, nous avons remarqué que la gravure donne une image du futur par rapport au présent de la pièce.
Il suffit de rajouter à ce tableau les figurines apaisées pour comprendre que le manteau de la cheminée nous montre comment, dans l’Ere sous la Grâce (au dessus et en dehors de la cheminée), une étincelle bénie par Jésus-Christ passera de l’homme à la femme, pour donner vie à un enfant humain (allumer la bougie jaune).
La conception divine
La conception divine de Jésus a lieu, quant à elle, durant l’Ere sous la Loi, sous la menace des démons de la cheminée et de la suie du péché universel.
Si la perche fleurie de Christophe lutte victorieusement contre la mer pour protéger l’enfant Jésus, la balayette (autrement dit la pureté) de Marie le protège contre le feu. Car si la conception miraculeuse a lieu le 25 mars, la naissance aura lieu le 25 décembre, au moment où la cheminée sera allumée. Et si une braise démoniaque venait d’ici là incendier la cire blanche, avant qu’elle ait commencé à éclairer ?
De la même manière que Christophe fait traverser à l’enfant un passage périlleux, de même Marie protège son passage tout aussi périlleux entre la condition divine et la condition humaine.
Ainsi la grossesse à risque de Marie est-elle figurée de deux manières : par la traversée des eaux amniotiques, et par la lutte contre le désir qui toujours cherche à se propager.
Interprétation d’ensemble
Aux couples d’objets représentant l’Ancien et le Nouveau Testament, il faut rajouter deux enfants (la bougie blanche et la bougie jaune) et deux dispositifs de protection (Saint Christophe contre la mer et la balayette contre le feu). Ces objets s’organisent pour mettre en pendant la conception humaine (par le mariage entre homme et femme) et la conception divine (par le mariage entre la Vierge et le Saint Esprit).
Ces groupes constituent par ailleurs un nouveau couple cohérent puisque la conception divine a lieu dans le monde périlleux de l’Ancien Testament, tandis que la conception humaine qui nous est montrée, apaisée des tourments de la chair, est celle du Nouveau Testament.
La composition est donc basée sur un thème principal, l’Annonciation, vue comme le basculement de l’Ere sous la Loi à l’Ere sous la Grâce. Et un thème subsidiaire, la conception divine comparée à la conception humaine. Au centre du panneau, la bougie blanche éteinte, qui représente Jésus en gestation dans le ventre de sa mère, fait jonction entre les deux thèmes.
[1] « Le bougeoir, qui porte une chandelle signifiant Jésus (à la façon dont une mère porte son enfant) est également un symbole familier de la Vierge : « Ipsa enim est candelabrum et ipse est lucerna. Christus Mariae Filius, est candela accensa ». » Panofski, Les primitifs flamands, Paris, 1992, p 267