C’est moi fleuve me voici
jamais ne fut tel
cavalier
éparpillé et rassemblé
la mer en a besoin
sous sa jupe
Après la deuxième lettre au bord, il parviendra peut-être, envoûté, défiguré comme au sortir d’une épreuve initiatique, à ce Domaine des englués imprimé en petites capitales d’imprimerie, et enfin, à ce chant de clôture « Chant de vieil amour enrubanné », troisième chant du livre (le premier était un chant cassé), « Chant dans le présent du présent », tel que le définit l’auteur(e). C’était donc bien de poésie qu’il s’agissait. Chant qui renoue avec le chant, mi élégie, mi hymne au merveilleux, à la vie, à l’enfance retrouvée (« désir est grand mais comment/entrer encore tenir dans la / bassine de la cuisine/Petite tant de jours /tombés au fond »), chant de « L’EN AVANT » de la vie. Superbe final, récompense du lecteur courageux qui pourra dire lui aussi : « Merci à Hospitalité légendaire. du conte, à / Hospitalité légendaire des / plumés chanteurs, à/ Hospitalité légendaire de la / promenade au ciel/allons ! ». Allons pourra-t-il se dire ce fortuné lecteur tout espoir n’est pas perdu :
gorge amie gorge
astique tes clairons
il y a encore de quoi chanter.
Parvenu à ce stade, il pourra lire (autre récompense) ces Six réponses à Jean-Baptiste Para qui éclairent le sens de l’ouvrage, et le critique n’a plus raison d’écrire sa critique, tout est dit, tout est clair ! Non seulement, mais incite à relire, à redécouvrir, le texte qui les précède, à mieux pénétrer son sens caché, son aveuglante évidence. C’est là qu’il apprendra que « Lettre au bord » peut aussi se lire « L’être au bord »
Puissance d’exister, corps, optimisme du corps, devenir, vibration. (Ne jamais s’endormir), humour, dérision, et surtout joie, avec « En avant » le maître mot (la santé du poème, rage, faim, toutes sortes de faims), avec la mort aux aguets.
« deux territoires, dit-elle, qui pour moi n’en forment qu’un, l’écriture, la vie »
Ce territoire double (la vie/ l’écriture), cette langue faite d’explosions et de vertiges, de dérapages (contrôlés ou non), territoire minuscule et qui peut se dilater dans une expansion quasi infinie » dit-elle encore et d’ajouter :
« Ce n’est pas dans le poème ou la poésie que je crois, c’est dans toute la vie et je n’ai trouvé que cette sorte de poème pour dire cela, le rendre réel »
Et dans la deuxième réponse, plus clairement encore : « La poésie ? Je ne sais pas, le poème oui, absolument. Je préfère parler du poème, plus concret pour moi, c’est une forme, un corps en action et en devenir » (Voilà qui me réjouit, moi qui ai intitulé mon livre de chroniques : « L’émotion concrète »)
« Je suis dans le réel le plus réel qui soit » (Retour dans les murs p.89) C’est que, pour Hélène Sanguinetti, le réel conduit tout droit au sacré, on s’en sera rendu compte à la lecture de ces deux lettres au bord (l’être au bord du sacré) : « chaque parcelle du monde peut soudain devenir dieu ». Car, ici, aucun recours (aucun secours) du côté du divin. Belle leçon de matérialisme poétique (bien nécessaire quand le poétisme idéaliste ne cesse faire retour !) Le livre est tout entier empreint d’une frénésie dionysiaque et d’un désespoir dansant, un mode d’emploi du : « comment lutter et comment vivre malgré »
Relisons donc. On est tout d’abord frappé par la succession de titres et intertitres. « Ouf ! ailleurs, Aujourd’hui, Automne à nouveau, Retour au bord du lac, Un autre hiver, Dernier jour d’octobre, Enfin ! », lesquels, disons-le, font aussi de ces lettres une sorte de journal intime. Quelle signification ? Succession, enchevêtrement, non seulement de titres mais aussi de caractères comme pour mieux distribuer les voix dans le livre, mettre en perspective cette langue faite d’explosions et de vertiges. Une sorte de jeu. Joie. A quoi s’ajoute la multiplication des icônes empruntés aux nouveaux moyens de communication (informatiques). Elle parle à ce propos (Réponse 4) d’ « émoticônes » de « griffures, de glyphes », ce sont de petit cœurs, soleils, as de pique, flèches, signes algébriques…Toutes sortes de gestes pour signifier que cette écriture a besoin, pour rythmer « l’en avant »irrépressible du livre, pour atteindre à la plénitude de sa joie d’autres signes que les mots. Mais aussi « dans tous ces signes-là habite le désespoir d’une langue jugées insuffisante, usée parfois quasiment morte. » Il s’agit dans tous les cas de « muscler cette langue, la faire se soulever. Se décoller. Se désengluer ».
Et aussi prendre garde à la présence de ces encarts (« Je m’appelle animal et gravier ») qui sont là pour brouiller les identités du narrateur/poète, constituer une sorte de leitmotive, un arrière fond d’étrangeté. Comme pour mieux mettre en relief l’apparition de ce « Cheval rouge » (p.64/65) qui interrompt le récit, lui confère brusquement sa dimension mythique. Quant à moi, ce cheval rouge m’évoque par sa couleur, ces chevaux des peintures rupestres (c’était avant l’invention de l’écriture), d’autant qu’il dit, ce cheval rouge : « et qui suis-je ? J’ai 3 ans, 3000 ans, 30000 ans, et j’ai quel âge ? »
Or c’était un cheval.
« une fois un cheval rouge disait : j’aime les nuages poussés par le vent.(…) Je suis rouge d’être vivant, ils sont blancs d’être si haut, ensoleillés ils sont entre jour et terre ; sous étoiles et nuit… »
Et voilà que, de la lettre, du journal intime, on passe au poème en prose. Et on en rencontrera bien d’autres comme ce superbe final (Au secours !) : « D’un coup c’est le soir et d’un coup j’ai froid » (qui me fait penser à ed è subito sera du poète Quasimodo), « méduses mortes, beaucoup de bêtes mortes et vivantes, des morts et des vivants, la mer est avec eux. Il fait presque nuit maintenant »
Quant au récit lui-même, il réserve des surprises, des pièges, des points d’appui pour une méditation sur la dialectique qui le sous-tend, celle de l’Ailleurs (le lac, la mer, d’une façon générale le paysage, l’ouvert, et l’enfermement (« dans les murs »). S’il n’y a aucun secours à attendre du divin comme on l’a vu, c’est que « le secours est en nous » dit-elle, c’est-à-dire dehors. Car « l’extérieur doit exister pour que l’intérieur subsiste. Sans dehors quel dedans » (p.19) et « Dedans est dehors depuis que naquis » (p.36).
D’où l’importance du paysage ouvert dans le tissu narratif. Et je voudrais dire que ces paysages, la lumière de ces paysages m’ont fait souvent penser aux paysages, à la lumière des romans de Pierre Jean Jouve, Paulina 1880, La Scène capitale, Dans les années profondes… Ces « lettres au bord » doivent être considérées comme un tremplin ainsi qu’elle l’indique (l’être au bord, l’être encore empêché, entravé, suspendu, englué, et libre à la fois, et qui comme l’écriture peut soudain « passer la porte d’un bond et marcher longtemps loin haut. Encore marcher ».
Au bord du réel, au bord de l’ailleurs, au bord du poème : « Le plus haut de cette joie, c’est quand ça s’écrit tout seul, moments où la parole se précipite, m’échappe » (p.152)
La narration est ainsi parsemée de notations, de sortes d’aphorismes, qui aident à mieux comprendre qu’il s’agit toujours d’une thématique de l’exultation du corps immergé dans la réalité. Narration qui peut d’ailleurs basculer à certains moments, dans le poème en prose. (p.52). La meilleure image de cette immersion étant celle de la nage, de la mer (la mère) : « La mer a pris toute la place de la pensée. Vivre est de retour » (p.112) et encore : « Mer qui fais ton métier de mer, amour pour toi, respect » (p.123)
Immersion qui peut se formuler passivement : « Je suis vécu. On est vécu » (p.31) et (p.36) « Je prends les jours l’un après l’autre, à vrai dire ils me prennent ». Aussi bien : « Encore nagé » (p.12) « Tellement nagé que les épaules crissent » (p.41).
C’est bien de cette « Puissance d’exister, obsession d’exister rage d’exister par là inséparable de la faim, de toutes sortes de faim » (Réponse 1.) qu’il s’agit :
« …et une grande faim de tout. Par la bouche, les yeux, le corps entier l’être entier » (p.30) et encore : « Où sont mes délices, où sont mes fruits ».
Exister oui, « prendre l’instant, des petits bouts éclairés, et c’est tout » (p.14),
Exister contre « un petit bout de mort qui attend » (p.18), et plus loin cette interrogation angoissée : « Qui sommes-nous ? Qui sommes-nous vraiment autre que rien ; que tout, qui va finir » (p.57)
Et noter encore que « l’Ailleurs » c’est aussi dans une autre dimension l’Enfance, et l’enfance c’est encore la mer, impression infinie, Méditerranée Marseille.
Et Immersion enfin, de l’enfance, dans l’enfance des récits (mer infinie du rêve), des contes de fées, des vieilles épopées, « Histoires ou chants, chansons de gestes, mythes, récits dramatiques » (Réponse 6 p.169)
« Je les marie au nom du Roi et de la Reine qui n’avaient pas d’enfants, et de l’aiguille qui fit mourir la jeune fille et renaître le paon » (p.63).
Enfin une dernière chose, un dernier vertige un dernier dérapage, le dérapage de l’identité. Qui ne contribue pas peu à créer l’impression de fiction narrative de ces lettres. On découvre peu à peu à travers les ambiguïtés grammaticales que le narrateur, n’est pas une narratrice, mais un homme, qu’il a un nom, Daniel, et que ces lettre sont adressées à une femme : « Je suis Daniel qui t’écrit ; écrit à personne. Daniel qui jette tout Daniel –Lina Nata » Hélène Sanguinetti s’en explique (Réponse 5) et pose elle-même la question : « Mes livres peuvent il être lus sous l’angle vif d’une recherche d’identité ? ». Est-ce un défi ? ( le saut dans le mystère du masculin » et encore : « Elles sont fragiles, pour moi, nos identités, incertaines, comme discontinues, fuyantes ». Et cette décision, quant au choix de l’incertitude du masculin féminin n’a-t-elle pas été la seule à prendre pour faire de tout le texte, une lettre envoyée à une femme aimée, absente, perdue ? Et qu’à tout cela ne cesse de répondre : « Je veux joie, je veux joie, je veux joie »
« Ne pas mourir
ne, Veut, pas, mourir
mourir mais vif
ainsi courir se dérater
du couru Et transpire tombe
au pied d’un arbre marronnier
en fleur de sa vie. »
(Chant de vieil amour enrubanné)
Claude Adelen
Hélène Sanguinetti, Domaine des Englués, suivi de six réponses à Jean-Baptiste Para, éd. La Lettre volée, 2017, 180 p. 20€