Après l’interprétation de la souricière par Shapiro (voir 2.1 1945 : Shapiro et suivants : la bataille des souricières), la planche à trous de Joseph devenait un point crucial pour la compréhension de l’ensemble. Elle allait donner du fil à retordre à trois générations d’historiens d’art (du moins ceux qui n’ont pas simplement passé aux profits et pertes cet objet particulièrement irritant).
Un couvercle de chaufferette
Vermeer, La laitière (détail),1658, Rijksmuseum, Amsterdam
Le premier à tenter d’identifier l’objet est Panofski, qui y voit, en 1953, « le couvercle perforé d’une chaufferette, contenant une bassinoire » [1]. Ce type d’objet (Voetenstoof ou simplement Stoof) était courant dans les intérieurs flamands. Mais faute d’une symbolique religieuse, la proposition de Panofski est restée en suspens.
La base d’un bloc de pointes
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, Morgan Library, New York
Margaret Freeman en 1957 [2] puis Charles de Tolnay [3], y reconnaissent la base d’un de ces blocs de pointes que l’on voit très rarement accrochés par une corde au cou du Christ, afin d’ajouter à ses souffrances. Ce serait donc un symbole de la Passion. [4]
Le couvercle d’une boîte à appâts
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, Morgan Library, New York
Reprenant le problème en 1959, Schapiro [5] tente un rapprochement avec un couvercle de boîte à appâts pour poissons, qui figure comme bas de pages dans les Heures de Catherine de Clèves (un manuscrit dont l’iconographie se rapproche en bien des points de celle du retable de Mérode). La planches à trous prolongerait ainsi la souricière dans le thème du piège pour le démon. Mais la ressemblance est lointaine, et il est douteux qu’un spectateur, même à l’époque, ait pu reconnaître un tel ustensile.
Un labyrinthe pour souris
En 1966, Irving Zupnic [6] se ridiculise en confondant les souricières avec des rabots, et en imaginant pour la planche à trou un modèle farfelu de souricière.
Un parefeu
En 1968, William Heckscher y voit un parefeu, semblable à celui du panneau central. Ainsi l’objet s’inscrirait ainsi dans la thématique de Joseph protecteur contre le Démon.
Par ailleurs, il remarque avec Freemann que les trous de la planche de Joseph sont très différents de ceux du parefeu, empâtés, lesquels seraient en fait non pas des trous mais des têtes de clous en fer. Ainsi le parefeu est un rempart renforcé, puisque ses trous sont bouchés.
[7], p48
La différence de traitement, bien réelle, est plutôt vue maintenant comme une preuve que le panneau central et le panneau de droite ne sont pas de la même main.
Un présentoir pour bâtons
En 1969, Charles Minott [8] émet cette hypothèse ad hoc en s’inspirant du légendaire épisode du mariage de Marie et de l’élection de Joseph :
«Et voici qu’un ange du Seigneur apparut, disant : « Zacharie, Zacharie, sors et convoque les veufs du peuple. Qu’ils apportent chacun une baguette. Et celui à qui le Seigneur montrera un signe en fera sa femme. » (…) Joseph jeta sa hache et lui aussi alla se joindre à la troupe. Ils se rendirent ensemble chez le prêtre avec leurs baguettes. Le prêtre prit ces baguettes, pénétra dans le temple et pria. Sa prière achevée, il reprit les baguettes, sortit et les leur rendit. Aucune ne portait de signe. Or Joseph reçut la sienne le dernier. Et voici qu’une colombe s’envola de sa baguette et vint se percher sur sa tête. Alors le prêtre : « Joseph, Joseph, dit-il, tu es l’élu : c’est toi qui prendras en garde la vierge du Seigneur. » Proto-évangile de Jacques [9]
Malheureusement, aucune iconographie ne montre les bâtons fichés dans les trous d’une planche, et aucun texte ne parle de 25 prétendants (le nombre de trous dans la planche de Joseph). Sans parler de l’anachronisme, puisque l’épisode des prétendants a lieu avant l’Annonciation.
Une proposition qui a retenu l’attention plus longtemps est celle du filtre pour pressoir : on la rencontre encore çà et là sur le web.
Un filtre pour pressoir
En 1977, Marylin Aronberg Lavin [10] pense clore la question : lors d’un voyage en Toscane, elle reconnait l’objet mystérieux au fond d’un pressoir campagnard. Sa présence dans le retable s’expliquerait donc par une allusion au Pressoir Mystique, thème qui remonte à un texte particulièrement sanglant d’Isaïe :
« J’ai été seul à fouler au pressoir, Et nul homme d’entre les peuples n’était avec moi; Je les ai foulés dans ma colère, Je les ai écrasés dans ma fureur; Leur sang a jailli sur mes vêtements, Et j’ai souillé tous mes habits. »
Isaïe 63 : 3, Traduction Louis Segond
« Torcular calcavi solus, et de gentibus non est vir mecum; calcavi eos in ira mea, et adspersus est sanguis eorum super vestimenta mea, et omnia indumenta mea inquinavi »
Saint Augustin a relié ce passage avec celui de la Grappe Merveilleuse du Livre des Nombres (13 : 23-24), expliquant que le Christ était cette grappe de la Terre Promise qui devait être mise au pressoir.
Hortus Deliciarum, Herrade de Landsberg, entre 1159 et 1175
A partir du XIIème siècle, on trouve des illustrations montrant le Christ foulant des raisins dans une presse, d’où jaillit du vin pour la populace.
Spiegel des Lindens Christi,XVème sièle, Ms-306-f.-1-r, Bibliothèque de la Ville de Colmar
Au XIVème siècle, l’iconographie du Pressoir mystique évolue vers la métaphore de la Passion : c’est le Christ lui-même qui prend la place du raisin, son sang jaillissant de ses blessures.
Conclusion sur le pressoir
La force de cette hypothèse est qu’elle rattache la planche à trous aux nombreux objets du retable qui font référence à Isaïe (voir 2.3 1969 : Minott épuise Isaïe). Sa faiblesse est qu’elle s’appuie sur une iconographie rare, et qu’aucun des pressoirs représentés ne nécessite un tel filtre : c’est le plus souvent une table avec un orifice latéral.
Heures de Catherine de Cleves, MS M.945 p118–121
Il est donc très peu probable qu’un spectateur ait pu reconnaître là un élément de pressoir, et à fortiori le symbolisme du pressoir mystique.
Aucune nouvelle hypothèse n’est, à ma connaissance, venue depuis éclaircir – ou obscurcir – le problème. Or, aussi étrange que cela puisse paraître, il existe bien un objet capable de réconcilier le parefeu de Heckscher et la boîte à appâts de Schapiro, autrement dit le thème de la protection et celui du piège. Et cet objet, nous l’avons sous les yeux depuis le début… depuis l’intuition de Panofski.
Planche 5
Une chaufferette
Planche 7Une souricière
L’Art du layetier , par M. Roubo, 1782
Ce traité de 1782, repéré par H.Installé [11], montre que le même artisan, le layetier, fabriquait encore des chaufferettes pour dame et des souricières du même modèle exactement que celles du retable de Mérode. Cette découverte confirme ce que la logique voulait. De nos jours, l’hypothèse de la chaufferette est admise par la plupart des historiens d’art [12].
L’étincelle d’amour
Cathédrale d’Angers, Fresque du Mausolée de René d’Anjou, 1444-1480
Le roi René avait pour emblème une chaufferette avec pour devise « D’ardant désir », symbole de l‘amour qui l’unissait à sa première épouse Isabelle de Lorraine.
Tout le danger de de type de chaufferette ouverte est celui des braises et des étincelles, comme l’exprime cette ballade de Charles d’Orléans (1415-1440) :
L’embuche de plaisir entra
Parmi tes yeux furtivement :
Jeunesse ce mal pourchassa,
Qui t’avait en gouvernement;
Et puis bouta privément,
Dedans ton logis l’étincelle
D’ardent désir qui tout ardy (brûla),
Lors fust navré ; or t’ai guery,
Si la plaie ne se renouvelle.[13]
La chaufferette flamande, protection et piège
Le bois, faible conducteur de la chaleur, protège les pieds contre les braises. En les rendant incapables de détruire et de brûler, mais seulement de réchauffer, on peut dire que la chaufferette est une sorte de piège pour les braises.
Ainsi, balayant le retable du panneau central au panneau de droite, du parefeu aux deux modèles de souricières, le spectateur curieux pouvait déduire l’existence d’une seconde sorte de parefeu, en cours de fabrication ; et la forme carrée de la planche ainsi que sa taille modeste, l’aiguillait rapidement vers un couvercle de chaufferette.[14]
https://books.google.fr/books?id=SlBmAAAAcAAJ&pg=PA234&lpg=PA234&dq=l%27%C3%A9tincelle+d%27ardent+desir&source=bl&ots=JVlMuREOtF&sig=T1Th0AmmCZbOaoTKY3wG44gTKAo&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjQ_LOv14vXAhWPfFAKHQUzApcQ6AEIVTAJ#v=onepage&q=l’%C3%A9tincelle%20d’ardent%20desir&f=false [14] Il ne s’est pas conservé de chaufferette en bois antérieure au XVIème siècle, et je n’ai pas pu en trouver sur une enluminure. Voici néanmoins une chaufferette en métal de l’époque de Campin :
Heures de Catherine de Cleves
Morgan Library Manuscrit M.358 1445
http://www.themorgan.org/collection/Hours-of-Catherine-of-Cleves/thumbs