Joseph et ses souricières
On n’en connaît dans toute l’Histoire de l’Art que deux autres exemples et qui ne se trouvent pas dans des Annonciations.
La Sainte Famille (détail)
Martin Torner, 1460-1480, Collection Villalonga Planes, Palma de Majorca
Joseph examine ce qui pourrait être une souricière qu’il vient de fabriquer. Mais tout aussi bien un rabot qu’il est en train de régler.
Marie travaille à son métier à tisser : elle est en train de fabriquer, à partir des fils de trame rouge enroulés sur le tambour, le galon doré qui s’enroule dans l’autre sens.
Entre le menuisier et la tisserande, l’Enfant Jésus amène à sa mère une bobine vide que son père vient de fabriquer, semblable à celles de la corbeille aux pieds de Marie ou à celles que brandissent les trois anges.
Adoration des Mages
Maître de la Légende de Sainte Barbe, vers 1480, Galeria Colonna, Rome
Dans ce tableau, visiblement inspiré du retable de Mérode, Joseph perce un trou dans une planche à côté d’une souricière identique à celle de l’établi.
Les souricières du volet droit du retable de Mérode sont donc un « unicum » iconographique, sur lequel les historiens d’art se sont fait les dents depuis 80 ans : petit aperçu chronologique…
1932 : la souricière, piège contre le Démon
Des 1932, Johan Huizinga [1]avait identifié les deux objets mystérieux comme étant souricières et établi un lien avec un texte du théologien Petrus Lombardus : « Et que fit le Rédempteur à notre geôlier ? Il lui tendit sa croix comme souricière. Et il y posa son propre sang en guise d’appât. » [2]
Mais sa trouvaille passa à l’époque totalement inaperçue. C’est Meyer Schapiro qui, dix ans plus tard, redécouvrit et élucida la souricière, dans un article qui allait devenir un classique de l’Histoire de l’Art.
1945 : L’article célèbre de Schapiro [3]
La métaphore de Saint Augustin
La première découverte de Schapiro est d’avoir exhumé une métaphore de Saint Augustin.
« Envisageant la rédemption de l’homme par le sacrifice du Christ, Saint Augustin emploie la métaphore de la souricière pour expliquer la nécessité de l’incarnation. La chair humaine du Christ est un appât destiné au diable qui, en s’en emparant, suscite sa propre ruine. « Le diable exulta quand le Christ mourut, mais par la mort même du Christ le diable fut vaincu, comme si, dans la souricière, il avait englouti l’appât. Il se réjouit de la mort du Christ comme un bailli de la mort. Ce dont il se réjouissait fut la cause de sa propre perte. La croix du Christ fut la souricière du diable; l’appât avec lequel il fut pris fut la mort du seigneur ». »
« Dans un autre sermon, il dit : « Nous sommes tombés entre les mains du Prince de ce monde, qui séduisit Adam et en fit son serviteur et qui commença par nous posséder comme esclaves. Mais vint le Rédempteur et le séducteur fut vaincu. Et que fit notre Rédempteur à celui qui nous tenait captifs ? Pour notre rançon, il offrit Sa Croix comme piège : il y plaça comme appât Son propre Sang ». L’image de la souricière n’était qu’une des différentes métaphores de la tromperie par lesquelles les théologiens essayaient de justifier l’incarnation et le sacrifice du Christ, paiement de la rançon due au diable, qui tenait l’homme prisonnier à cause du péché d’Adam et Eve« .
Le lien avec Joseph
Schapiro se demande ensuite pourquoi cette métaphore aurait pu inspirer le panneau de Joseph :
« Dans le triptyque de Mérode, qui fut probablement exécuté dans les années 1420-1430, l’introduction de Joseph est particulièrement liée aux intérêts du moment et du lieu. C’est un moment de forte propagande pour le culte de Joseph, qui ne se développe qu’à la fin du XV° siècle. »
Ouvrages de Jean de Gerson et d’autres théologiens, Gallica
Un des propagandistes de Joseph à cette époque est le théologien Gerson.
« Bien que, dans ses écrits, il n’y ait rien sur la souricière, la façon dont Gerson parle de Joseph n’est pas sans rapport avec le détail du panneau de Mérode. »
Gerson parle souvent du rôle de Joseph pour tromper le diable au moment de l’Incarnation, et se demande notamment quelle est la meilleure manière de le représenter. Comme un vieil homme ?
« Aux débuts du Christianisme, alors que la doctrine de la virginité perpétuelle de Marie ne s’était pas encore profondément enracinée dans le cœur des croyants, il fallait combattre les hérétiques qui citaient le passage de l’Évangile sur les frères et les sœurs du Christ. Aussi les artistes faisaient-ils de Joseph un vieil homme au moment de la naissance du Christ, afin d’indiquer son incapacité à engendrer un enfant. »
L’inconvénient de cette représentation était que
« si Joseph avait été trop vieux, le diable aurait soupçonné la cause surnaturelle de la naissance du Christ et, ainsi, il n’aurait pas été trompé par l’appât du Dieu fait homme ».
Gerson préconise donc plutôt de représenter Joseph comme un jeune homme.
Schapiro rappelle alors les deux opinions sur la question de savoir si le diable était dupe ou non au moment de l’incarnation :
« Sur la question de savoir si le diable connaissait l’incarnation, les théologiens étaient divisés. Certains, se fondant sur des passages des Évangiles (Marc, 1 : 24 et Luc 4:34, 41), croyaient que le diable savait depuis le début la paternité divine de l’enfant de Marie ; d’autres, suivant St Ignace, dont on lisait l’opinion à l’office de la veille de Noël dans le bréviaire romain, soutenaient que la Vierge avait épousé Joseph précisément pour cacher la naissance du Christ au Diable qui pensait ainsi que l’enfant avait été engendré par Joseph.«
Si le retable de Mérode se rattache à la seconde conception : « Joseph a trompé le Trompeur pour l’empêcher d’être au courant de l’Incarnation », et s’il est inspiré par les écrits de Gerson, alors il aurait été logique qu’il montre Jésus en jeune homme. Mais Schapiro explique que les théologiens se contredisaient eux-même sur la question.
« Dans le cas présent, ce qui est important c’est que, pour l’imagination religieuse de la fin du Moyen Age, Joseph était le gardien du mystère de l’incarnation et l’une des principales figures de la machination divine destinée à tromper le diable. Dans ses méditations sur la rédemption, Gerson n’emploie pas la figure de la souricière. L’hameçon et l’appât sont les instruments qui la remplacent, comme je l’ai remarqué plus haut. Dans l’Exposition de la passion du Seigneur, il appelle le diable « Léviathan qui a essayé de mordre la chair précieuse de Jésus-Christ de la morsure de la mort ». « Mais l’hameçon divin, qui était caché à l’intérieur de la chair et uni à elle, déchira les mâchoires du diable et les ouvrit, en libérant la proie dont on pouvait s’attendre à ce qu’il la tînt et la dévorât ». »
Autrement dit, si le piège a fonctionné, c’est parce qu’il n’ a pas complètement fonctionné : le démon n’a pas été capturé, mais il a été blessé par cet hameçon que constitue la divinité de Jésus.
Un sens sexuel latent
Dans la seconde partie de son article, Schapiro explique les mécanismes mis en cause cet art nouveau qui utilise comme symbole les objets du quotidien. Il rappelle que la souris est une « créature dans laquelle se concentre très fortement un sens érotique et diabolique ». Ainsi, au dessous de la strate théologique :
« il n’est ainsi guère arbitraire de voir dans la souricière de Joseph un instrument doué d’un sens sexuel latent dans ce contexte de chasteté et de fécondation mystérieuse… la métaphore théologique de la rédemption, la souricière, condense en même temps les symboles du diabolique, de l’érotique et de leur répression ; le piège est à la fois un objet femelle et le moyen de détruire la tentation sexuelle. »
Il n’y a rien à dire de plus sur ces quelques pages lumineuses, sinon d’en conseiller vivement la lecture.
A noter que Schapiro ne dit rien sur la nécessité de montrer deux souricières, et ne s’intéresse pas à leur mécanisme technique.
Après Schapiro
1966 : deux rabots
Vingt ans plus tard, l’interprétation devenue classique de Schapiro se voit méchamment contestée par Irving Zupnick [4], qui reconnait non pas deux souricières, mais deux rabots. Ses arguments méritent d’être cités comme modèles de docte aveuglement.
1) L’objet sur l’étal est un « rabot générique« , servant d’enseigne au charpentier
2) L’objet sur l’établi est un rabot, puisque c’est le seul outil qui manque dans la série. Il y en a eu tellement de modèles que celui-ci peut bien en être un, même si on ne voit pas bien comment il marche. Zupnick comble le doute par une description extraordinairement détaillée (et imaginative) :
« La matière protubérante qui sort par l’ouverture en U est blanc jaunâtre ; par sa forme se pourrait être tout aussi bien un copeau qu’un morceau de fromage. Ce qui sort du couvercle au dessus de l’ouverture n’est pas un ressort pour mettre le mécanisme en action, mais bien une barre de tension permettant de garder le couvercle fermé. Sa partie supérieure a un rebord presque imperceptible qui s’accroche sous une barre transversale en métal, laquelle peut être tournée grâce aux deux écrous-papillon qui apparaissent juste à l’extérieur des deux montants en bois. Si cette barre métallique avait une section elliptique (la petite taille du tableau rend ce détail ambigu), elle permettrait, en la tournant, de faire pression sur la barre de tension, expliquant ainsi la nécessité des écrous-papillon. Le dessus du couvercle est renforcé par une pièce de bois en taquet, près du bas de la barre de tension. La nécessité de ce renforcement à ce point et d’un moyen de maintenir fortement le couvercle fermé, suggère que le concepteur anticipait une poussée vers le haut, de la part de quelque chose situé sous le couvercle ; et ceci augmente la possibilité que le couvercle serve à maintenir en place quelque chose de très semblable à la lame de notre rabot hypothétique. »
3) Zulnick réussit ensuite le tour de force inverse : voir une souricière dans ce qui n’en est manifestement pas une. Pour cela, il remarque :
- que les trous dans la planche de Joseph sont disposés au hasard (ce qui est évidement faux)
- que Joseph pourrait très bien percer ensuite une seconde planche identique
- puis relier les trous par des bâtonnets,
- constituant ainsi « à cause de l’espacement aléatoire, un labyrinthe dans lequel on pourrait leurrer et capturer une souris ».
Bonne chance !
1966 : première vérification expérimentale
Réagissant immédiatement, John Jacob [5] rappelle avec raison que, dans un rabot, les copeaux sortent par l’avant et non par une minuscule ouverture à l’arrière. Ayant fait construire une reproduction, il l’amorce en plaçant un fromage planté dans un clou, en équilibre sous la pièce en saillie.Ce montage capture effectivement une souris la nuit du 27 au 28 avril 1966 dans la Walker Art Gallery,de Liverpool, ce qui semble clore définitivement la question.
1968 : on a trouvé l’appât
Venant au secours de la victoire, Heckscher affime contre toute vraisemblance que les débris épars sur l’établi ne sont pas des copeaux, mais des appâts pour la souricière : du fromage ou du jambon [6] , p 48
1976 : retour du rabot
Moins perspicace qu’à l’ordinaire, Arasse revient au rabot pour l’objet posé sur l’établi (celui de l’extérieur restant bien pour lui une souricière) : en effet, il est étrange que le rabot, outil traditionnel, soit absent, et on voit des copeaux sur l’établi [7].
1979 : la souricière n’aurait pas dû marcher
Treize ans après la preuve expérimentale de John Jacob , Klijn [8] montre que la souricière ne peut pas fonctionner telle quelle : il lui manque une pièce essentielle, un petit bâton attaché par un fil, permettant de l’amorcer. Telle que Jacob l’a bricolée, elle n’aurait jamais dû fonctionner ! (en fait Jacob avait remplacé le bâton par un clou transperçant le fromage).
Le fait que Campin ait représenté un mécanisme incomplet n’a pas nécessairement une portée symbolique : dans un atelier, rien d’étonnant de voir un objet en cours de fabrication.
1992 : la souricière complète
En analysant un traité pratique de 1590 sur le piégeage de différents nuisibles [10], David C. Drummond [11] montre que ce modèle de souricière était bien connu.
Désamorcée Amorcée
Maquette de John and Lee Wilson [9]
En faisant ressort, la corde activait la languette qui fermait la couvercle. La souris se trouvait alors non pas assommée, mais capturée à l’intérieur du boîtier.
Un peu plus loin dans l’interprétation
Traité de Léonard Mascall, 1590, illustration de David C. Drummond [11]
Le schéma de Mascall montre une pièce basculante en forme de croix, à l’intérieur de la souricière. Invisible sur le tableau de Campin, elle fournissait à qui connaissait l’objet un indice supplémentaire permettant d’assimiler la souricière et la croix.
La souricière de l’éventaire
Personne n’a jugé bon d’expliquer son fonctionnement.
Deadfall mousetrap, vers 1790
Il s’agit d’une souricière plus rustique, à poids, représentée en position basse : elle s’est donc déjà déclenchée (la lourde pièce de bois est tombée dans son logement). Alors que celle de l’établi est incomplète et n’est pas encore amorcée.
Cette différence trouvera son explication plus loin (voir 5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré) [12]
Conference 1992 http://digitalcommons.unl.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1022&context=vpc15 [12] [12] Sur l’évolution des souricières dans l’histoire, on peut consulter : https://evolution-outreach.springeropen.com/articles/10.1007/s12052-011-0315-8