La revue faire fart consacre un fort et très beau numéro à Liliane Giraudon, Liliane Giraudon une creative method accidentée.
Voici quelques extraits de « Chronotope » un des éléments des contributions originales de Liliane Giraudon à ce numéro.
CHRONOTOPE
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Marseille 3 septembre 2003
Retour ici en bordure de mer, après deux mois d'absence il faut tout reprendre, ne pas avoir peur, ne pas craindre le temps et rechercher sa lenteur, apprendre à dire non. Ne pas se tromper avec l'autre, tous les autres, le siège que j'occupe par exemple ne convient pas à mon dos, il faut rapidement régler ce problème. Et Stein qui écrit
J'AI INVENTÉ DE NOMBREUX TITRES ET J'AI INVENTÉ DE NOMBREUX SOUS-TITRES. Quelle est en ce sens la signification de l'invention.
Lundi 6 octobre 2003
« Tourmenter les enfants — c'est cruel — mais il faut quand même faire quelque chose contre eux » c'est dans Daniil Harms et je pense à ça en envoyant ma contribution au livre d'art pour enfants. Et mon cœur se serre en pensant à comment ça s'est terminé pour lui. En reparler avec Yvan.
Jeudi 9 octobre 2003
La voix de Joelle Léandre. Un jour, est-ce que j'oserai lui parler. Lui demander de travailler avec elle. Mais, lui envoyer d'abord Sker. Avec une lettre. Vite. Comme ça. Faire la lettre c'est peut-être difficile. Parce que ce n'est pas une simple lettre, c'est une lettre qui s'appuie sur de la peur. Une peur qui ne connaît pas sa raison. Il faudrait fouiller, interroger.
+ LES LANGAGES SONT DIFFÉRENTS + ILS CONVERGENT
C'est du Cage. Il fallait s'y attendre. Ce qu'il y a dans la voix de JL c'est le courage. La force. Une fureur proche... Contournée. En amour. Vers l'autre. Le son d'un autre monde. De nulle part ? Pas étonnant que pour Jacinto Scelsi elle l'ait trouvé. Un octave vocal. Et la mort d'Huguette. La voix étouffée au téléphone, nos rires. La combinaison synthétique de Ingeborg Bachman. Poète torche championne de prose.
Non daté
C'est le premier jour où il fait presque froid le froid de la nuit le matin et cette lueur bleue sur la ville, je me souviens d'autres matins. Ce mal à écrire ici dans ce cahier là plutôt que le petit carnet noir où j'écris à la main. Je dois oui je dois m'imposer ce travail là, écrire ainsi et ici (les doigts, pas la main) comme transporter l'objet et l'obliger en quelque sorte à me suivre. Cette histoire d'improvisation car c'est de ça dont il est question (que l'improvisation ne s'improvise pas). Que faire. Parler devant un corps en décomposition. Celui d'Huguette. À travers la voix d'un autre fils qui me parle d'elle après qu'elle m'ait si souvent parlé de lui. Ce mal à l'admettre.
Mardi 4 novembre 2003
Je suis à nouveau à Marseille, avec trop de projets. Et brusquement une sorte d'avertissement qui contrecarre tout. Une nouvelle opération du sein qu'il faut programmer. Mettre de l'ordre. Vite. Sérier les problèmes et tâches urgentes à boucler. Par exemple cette fameuse 4ème de couverture pour « La fiancée de Makhno »... l'écrire dès demain. Me mettre à la rédaction du carnet islandais (encore frais dans la tête et le carnet est là rangé dans la petite valise tibétaine.) Tirer les nouvelles, chercher les photos.
Jeudi 6 novembre 2003
Difficulté à digérer la perspective d'une nouvelle opération. Grande et brutale fatigue. Comment reprendre les textes un à un, les trier, classer et poursuivre en bouclant. Monter en tournant, j'y pense par rapport à ce désir de caméra et à ce journal en image et sans texte, sur des notes lentes et assez silencieuses.
Mercredi 12 novembre 2003
L'opération se précise dans mon esprit. Rendez-vous est déjà pris avec le chirurgien qui lui décidera de la date. Être ainsi suspendue me laisse dans un état de suspension assez douloureuse psychiquement. Ce que désigne la partie gauche du corps. Origine, identité, spiritualité. Demain, départ pour Paris. Aventure du spectacle noographie. Je m'aperçois que toute aventure de cette espèce me fait dériver de ma trajectoire et c'est ce que j'aime. Incapable ces derniers jours d'écrire la 4ème de couverture. Je choisis un extrait du livre. Corrigé les épreuves de L'Onanisme d'Hamlet. Réglé le PB de l'index. Ce qui m'amène à penser à la reprise de l'histoire tibétaine pour le livre pour enfants. Trouver des sorties index aux mots clefs. Ce soir il pleut. Je voudrais rester longtemps ici, à écrire calmement. Pourquoi est-ce que je dois toujours bouger ?
Jeudi 27 novembre 2003
Si je ne savais pas que l'écriture est directement branchée sur le corps, je l'apprendrais.
Le sein se place sur la cage thoracique. Cœur interne. Ce sont ces os là que j'ai donnés pour la publication à Di Manno. Puis ceux du pied à Henri Lefebvre (L'Onanisme d'Hamlet). Sein gauche à ouvrir (c'est un livre ?). Pied gauche dans un trou. Tordu. Me voici immobilisée. Espérant que comme Laïka je ne me retrouverai pas à la voirie...
Je voudrais mettre de l'ordre et je n'y parviens pas aujourd'hui. Je dors. Les rêves sont dans des couleurs sourdes, comme coloriés. Agréables. Je voudrais parvenir à faire quelque chose avant l'opération. Peut-être « L'articulation du loup ». Ce carnet de Reykjavik. Pour cela, écrire à Frédérique et lui redemander les contraintes. Nombres de pages. Format.
Samedi 29 novembre 2003
J'ai les contraintes. 24 pages dans un carré de 14x14. Comme c'est écrit à 24 heures c'est-à-dire là-bas en plein jour je limiterai à 24 lignes chaque intervention. Je commence lundi. À partir du carnet de cet été en Islande. Ni hier ni aujourd'hui je n'ai mis les pieds au cipm. Danse/poésie.
« Ce que je vous aurais raconté si j'étais venue »
Depuis 3 ans je travaille à un livre qui aura 214 sections ou poèmes. Chaque section représente un os du corps humain. Notre squelette en comptabilise 214. Pour cette histoire de danse, d'écriture et de corps, je me demandais ce que j'allais raconter. J'avais trouvé le titre : « J'écris avec mes pieds ». Rien d'autre.
Il y a un mois, je corrige les épreuves d'un ensemble « Durée du temps du rut du rossignol », prélevé sur les os des 24 côtes ajoutées aux clavicules. J'apprends, sur une radiographie, qu'il va me falloir subir prochainement, une intervention chirurgicale concernant cette zone.
Il y a quelques jours, je corrige les épreuves d'un ensemble « L'Onanisme d'Hamlet » prélevé dans les os du pied. Mardi, je mets le pied dans un trou et me retrouve immobilisée avec des attelles.
Un coup de téléphone de Paul m'apprend que la semaine prochaine je vais recevoir les épreuves du roman « La fiancée de Makhno ». L'héroïne qui porte un nom de chienne (Laïka) finit à la voirie... Non, je ne sortirai pas, je n'irai pas au cipm parler de la place de la langue dans le corps comme ça avait été prévu. D'ailleurs cet endroit me fout l'angoisse.
Il y avait une lumière si belle sur les roses mélangées aux renoncules. Le bouquet apporté par Hubert Colas. Je termine la relecture du livre de Sabine. Beauté des visages, beauté des citrons et ce qui est dit de l'heure donnée. Prise de vue. Prise d'otage. Je dors. Regarde par la fenêtre. Voix de Paul-Louis Rossi qui me parle de mes lettres qui doivent être déposées à Nantes. Celles concernant Reverdy et le bagne. C'était à une invitation à propos des villégiatures. Le bagne qui aujourd'hui s'impose à moi était sans doute la fin monacale de P.R. Cette histoire de lettres me revient dessus. Pourquoi les garder ? Ils les classent. Ils les gardent. C'est la fabrication vivante du tombeau. Tu bois du thé vert. Le calme qui t'habite est dû à la dose nocturne de bromure quotidien gentiment marqué pour atténuer le stress. Et cette brusque distance avec les choses touchant l'écriture (plutôt ceux qui font les livres que les livres). Cette relative solitude où je me trouve et qui repose sur le manque de solitude parce que les vies partagées sont aussi de la souffrance agrandie, multipliée.
Mercredi 3 décembre 2003
Commencé « Carnet de nuit à Reykjavik ». 22 sections, 2 centrales faisant l'objet d'une reproduction de cartes. Mon goût grandissant pour les cartes. La topographie... Cette nuit, repensé au roman Flamenca. Je ne le vois plus dans la bibliothèque. Me demande s'il est resté dans l'armoire de la salle 219 au collège. Trop de choses en suspens. Poursuivre. Fixer. Restreindre. Nettoyer. (…)
Revue faire part, n°36/37, Liliane Giraudon : une creative method accidentée, 2017, 25€, pp. 49 à 51
Quatrième de couverture
La revue faire part a fait le choix de consacrer son nouveau numéro à l'œuvre chercheuse, protéiforme, nomade de Liliane Girauldon. Sont connus ses livres inclassables : Divagations des chiens, Pallaksch, Pallaksch, Greffe de spectres, Le Garçon cousu, Parking des filles, la Poétesse, Les Pénétrables, et tout dernièrement L'Amour est plus froid que le lac, pour n'en citer que quelques-uns... livres qui au fil des ans s'exposent à un mode de création littéraire qui chaque fois se renouvelle, et semble être un « atelier permanent » dans lequel s'inventent les formes de la littérature d'aujourd'hui.
Liliane Giraudon n'aime rien tant que revisiter le disparate, faire un pas de côté, traverser. Son éditeur Paul Otchakovsky-Laurens ne lui dit-il pas : tu ne me donnes jamais les mêmes livres !
Lecteurs de Liliane Giraudon, il nous semblait nécessaire de tenter aujourd'hui l'aventure d'un numéro avec elle, tant nous avions des questions à lui poser : sur l'affranchissement de ce que l'on nomme poésie, sur les codes narratifs notre époque, sur la notion d'homobiographie, sur l'art, le théâtre, qu'elle regarde et côtoie, sur le devenir d'un texte et d'une parole sur scène, à la radio ou sur supports multimédia, sur l’écriture qu’est la traduction, sur la fabrication et la diffusion d'une revue (une revue comme Banana Split, qu'elle dirige avec Jean-Jacques Viton de 1980 à 1990, est encore dans tous les esprits frappeurs qui souhaitent repousser les images toutes faites autour de poésie ; aventure des revues continuée avec La Nouvelle BS, Le Comptoir de la Nouvelle BS, La Gazette des Jockeys Camouflés... et If de poursuivre encore l'expérience collective d'une revue), sur la voyageuse qu'elle fut et sur la dessinatrice et peintre qu'elle est, sur la présence du féminin et du politique dans la vie et l'écriture, sur Marseille et ses lieux qu'elle n'a de cesse de garder ouverts...