La Zone du Dehors. La cité de la gniaque

Par Balndorn

« Se libérer, ne croyez surtout pas que c’est être soi-même. C’est s’inventer comme autre que soi. Autres matières : flux, fluides, flammes… Autres formes : métamorphoses. Déchirez la gangue qui scande vous êtes ceci, vous êtes cela, vous êtes… Ne soyez rien : devenez sans cesse. L’intériorité est un piège. L’individu ? Une camisole. Soyez toujours pour vous-même votre dehors, le dehors de toute chose. »On pourrait lire La Zone du Dehors à partir de ce seul paragraphe. En quelques mots, Alain Damasio condense l’esth-éthique de son premier roman : un travail subversif de soi, de la société et du style.
Une dystopie à échelle humaine
La Zone du Dehors détonne au milieu de la littérature dystopique. De 1984 (auquel renvoie le romancier en situant son récit en 2084) à Hunger Games, en passant par Le Meilleur des Mondes, ladite littérature se caractérise en général par un style sobre, pseudo-objectif, et une narration impersonnelle. La froide description d’un système totalitaire. La Zone du Dehors prend l’exact contrepied de cette tradition littéraire : au lieu de la froideur, la chaleur ; de l’objectivité, la vibrante subjectivité ; de la narration centralisée, l’éclatement des points de vue.C’est pourquoi le roman gagne tant en humanité et perd si peu en critique systémique. De la tension entre le dedans de Cerclon, « démocratie » surveillée où chaque donnée sert au contrôle des citoyens, et le Dehors, vaste étendue située au-delà des murs de cette petite colonie terrienne sur un satellite de Saturne, fuse une incroyable énergie, une aspiration à exister qui fait exploser les formes pour en inventer de nouvelles.
Polyphonie et « poly-cité »
Damasio est un extraordinaire stylisticien de la langue française. Et peut-être l’un des plus grands penseurs d’une poéthique. À chacun de ses personnages – comme il le fera encore plus magistralement dans La Horde du Contrevent – correspond un style, une voix. De sorte que la critique politique et morale, au lieu de s’épuiser dans un ton monocorde, s’épanouit dans une polyphonie, transposition littéraire autant que musicale de la « poly-cité » rêvée par la Volte, ce groupe d’irréductibles libertaires qui entendent secouer Cerclon dans son atonie. Aux côtés des phrases arides et argotiques de Slift, où pulse l’énergie de la « gniaque » – le mot revient souvent sous la plume de l’auteur, et pourrait qualifier son écriture et sa pensée –, surgissent de purs instants de poésie sensuelle, tel le ravissement de Captp retrouvant Boule de Chat dans le Dehors : « Ne songeais pas à l’appeler, plus à l’approcher, moins encore à la toucher tant le paysage, autour d’elle, d’une manière presque palpable, s’apprivoisait à ses formes, en lui jetant sur les épaules comme des draps de brume. Une chose, seule, tournait en moi, sans que je réagisse encore, ni ne puisse rien : que l’excès qui la projetait cette nuit à la crête de son existence, là où l’on joue sa vie, où l’intensité des sens, poussée à l’extrême, devient incandescence – et brûle tout, que cet excès, si beau, elle sache y survivre. »
L’invention d’une autre existence
Mais la poésie, la grâce des mots, n’est pas là pour faire joli. On se situe aux antipodes de l’Art pour l’Art. Ici, comme dirait Sartre, « les mots sont des revolvers » : chacun d’eux fait mouche à chaque coup. Et les cibles sont multiples. Gestion des populations, surveillance généralisée, démocratie de pacotille… La lecture est d’autant plus étonnante aujourd’hui qu’on se rend compte, avec le recul, à quel point l’auteur anticipait toutes les dérives de nos régimes dès l’an 2000.C’est que Damasio considère le système « démocratique » actuel comme essentiellement vicié. Plus proche de Nietzsche, auquel ses personnages se réfèrent souvent, il cherche à éprouver ce que pourrait concrètement être une démocratie digne de ce nom. Non pas un simple régime politique, mais un autre mode d’organisation du social, de la morale, bref, de la vie. Aussi, l’ennemi principal demeure, comme il l’explique dans sa postface, la « social-démocratie », qui entend « gérer » les citoyens comme on gérerait des marchandises, et acterait par-là la déshumanisation et la dévitalisation du régime démocratique au nom même de la démocratie.En jouant avec les mêmes règles que leurs prétendus adversaires de droite, les sociaux-démocrates européens, allégorie de Cerclon, n’ont fait que confirmer l’ignominie de leur petit jeu politico-économique. La Zone du Dehorssert d’avertissement prophétique : acceptez les règles de votre adversaire, et vous entrerez dans ce jeu, et deviendrez bien vite comme lui. Pour changer de modèle, il n’y a pas d’autre moyen que de s’extirper d’une société corrompue, et d’inventer un autre mode de vie :« Toujours subir ! Niet ! Inventez-vous un corps en vie, qui éprouve, qui sache rompre, accélérer, bondir ! […] Pas de sensiblerie de chiens écrasés, de la sensibilité, qui remue en vous des lames de fond, sinon rien ! Autogestion dans les tripes, capito ? »
La Zone du Dehors, d’Alain Damasio, 2000Maxime