Vous avez déjà vécu cela, ce passage de l’intimité amoureuse à la distance de la séparation, ce brusque renversement des corps qui s’éloignent et qui ne se reconnaissent déjà plus. Vous essayez sans doute d’oublier ce moment, tout ce temps perdu qui était comme un passage obligé, la résistance du corps vous dites-vous, puisqu’à présent la vie a repris son cours.
Vous êtes célibataires, et vous faites avec, ou vous avez rencontrés une nouvelle personne, et vous faites aussi avec. Vous commencez à vous souvenir, c’était simplement un mauvais moment à passer, rien de plus, il fallait du temps comme on dit, voilà tout. La souffrance ressentie était d’enfance, blessures narcissiques, peur de l’abandon, de la solitude, arrachement à l’autre, oubli forcé, vous trouvez toutes les raisons possibles, vous inventez des causalités et vous vous donnez une volonté. Vous vous êtes fait une raison. Il a fallu du temps. Une situation que vous subissiez est devenue comme par miracle quelque chose qui rétrospectivement vous semble profitable, comme si vous l’aviez toujours voulu, comme s’il aurait fallu que vous le vouliez, et à présent, oui, vous le désirez puisque cela a déjà eu lieu.
Avancez encore un peu, regard et odeur tout à la fois, peau touchée, concentration des sens, soyez juste pas seulement avec vous-mêmes, mais aussi avec l’autre que vous avez perdu, ce que vous avez vécu, avec les phénomènes et les mondes que vous avez rencontrés, ces mondes qui ne sont ni vous ni l’autre, ces mondes dont l’anonymat a permis la rencontre, tentez de rester proche de vos sentiments, ne soyez pas seulement en réaction. Vous vous êtes arrangés avec vous-mêmes. Convenez-en.
Reprenons. Il y avait deux corps sensibles, courbes flottantes appelant la main, la bouche. Ces deux corps étaient aussi des gestes, habitudes quotidiennes, miracle d’un agencement et d’une coexistence dans l’espace mouvant. On ne remarque rien au début, mais l’étonnement est là de voir ainsi le hasard de la rencontre devenir nécessité du sentiment amoureux. Est-ce de l’attachement ? Peut-on encore dire « seul » et « ensemble » ? Arrivons-nous vraiment à entendre ce que le pluriel « seuls » pourrait nous dire ?
Reprenons ce qui arrive dans le basculement de l’intime aux corps séparés. Le temps est subi, il en faut du temps pour que ça passe. Le corps qui se sépare est tout aussi bien séparé, il reconnaît par là sa capacité d’action (et d’échec) et sa capacité à percevoir (son pathos), et il se trouve dans une passivité par rapport à ce temps. Il a mal, séparation, révolte, acceptation et affirmation, raisonnements et pleurs. Va-et-vient entre des sentiments contraires et ces sentiments sont aussi des actes face au temps. Ils font face au passé (Que faire de tous ces souvenirs ?), au présent (Comment négocier avec la souffrance ?) et au futur (Que va devenir ma vie ?). Sur les trois pôles des craintes en ligne de fuite.
Avançons. Je dis le moment prolongé ou tout bascule de l’amour à la séparation. Je répète cette durée de conflit ou on ne sait plus si l’autre est encore là ou si c’est simplement un souvenir. Je dis encore la présence du corps en son absence. Et comme il faut bien survivre, on passe outre, on fait avec et pour cela peut-être réalise-t-on le plus grand des crimes, la plus grande lâcheté, le plus grand des dénis au nom de la survie. On fait comme si de rien n’était, on fait comme si on avait été toujours seul (pour apprendre la solitude), on fait comme si cet amour n’avait pas eu lieu, on fait comme s’il était du passé, on fait comme s’il ne préservait aucune possibilité d’avenir. Au moment ou on murmure cela, on fait aussi exactement l’inverse, on se dit, on se répète, et on le déni, comme si c’était tout, comme si on la connaissait depuis toujours (puisque l’origine de l’amour est le temps), comme si l’amour avait toujours lieu, même sans lui, comme s’il était à venir encore et toujours, jusque dans sa biffure. On se reprend et on dit exactement l’inverse, on sait bien qu’il faut se dire cela, on se le répète donc comme une prière, une supplication dont les mots permettraient que la situation change de façon magique. On persiste ainsi, comme un zombie, entre deux états pendant des jours, des semaines, des mois, parfois des années. Et même quand c’est terminé, ça continue encore, le matin, au réveil quand la lumière se fait diffuse et que les souvenirs, qui ne sont pas seulement du passé, reviennent, tonalité et goût, odeurs mélangées au présent.
Le hasard de la rencontre devenu nécessité du sentiment amoureux, devient maintenant nécessité de la séparation. Conflit et incompatibilité de personnes, comme si celles-ci venaient toute faite, d’un bloc, comme si l’identité d’un être existait, comme s’il avait une définition potentiellement contradictoire avec la définition d’autres personnes, comme si la plasticité et le devenir n’existaient pas, comme si le temps n’existait pas. On produit une causalité et c’est cela l’arrangement, on invente un temps et soi au milieu de ce temps comme un océan déchaîné. On est bien sûr un peu ballotté, mais finalement on se dit qu’on reste soi-même. On sent bien qu’en dessous ce n’est pas aussi simple et que l’autre est là d’une certaine manière, qu’il vous accompagne, non par une quelconque incorporation (les corps sont toujours séparés), mais par le temps lui-même.
Puisqu’il fallait bien survivre et passer outre.
“L’amour programmé, (amour fou !), dure environ 3 ans : un phénomène physique qui ne doit rien à la volonté ou aux qualités des partenaires mais tout à la physico-chimie des hormones, de leurs récepteurs et du génome humain.” Au bout de 3 ans, la sécrétion d’hormone telle que l’ocytocine cessant, “les signaux physiologiques qui ont été à l’origine de l’activité cérébrale typique de l’amour finissent petit à petit par perdre leurs effets et par se taire”. Le cerveau reprend alors une activité normale sanctionnant chimiquement la fin de l’amour fou.