Julius est peintre. Il a commencé par dessiner aux crayons de couleur Faber-Castell des corps nus entremêlés. Mais ces dessins à chair ne sont prisés que par une poignée d'amateurs fortunés, sept ou huit collectionneurs parisiens ou américains à l'oeil torve, qui les acquièrent à grands frais.
Une nuit de mai 2013, à Montreux, où se trouve son atelier, regardant par la fenêtre, son oeil d'artiste est attiré par un inconnu en train de s'affairer sur le trottoir d'en face parmi les encombrants. Deux minutes plus tard, il est dans la rue et part à la rencontre de ce gaillard plus petit qu'il ne l'avait cru.
Basile est roumain. Il a trente-cinq ans. Il a quitté son pays natal quand les frontières se sont ouvertes. Il s'est rendu en France avec pour seul but de traverser la Manche et de gagner Angleterre, mais, deux tentatives infructueuses et quelques vols commis plus tard, il repart chez lui, pour se faire oublier.
Un an plus tard, Basile se rend en Helvétie, pays riche qu'il n'apprécie guère et dont il n'aime pas les habitants, qui ne l'aiment pas non plus. Seulement il est là pour faire du commerce, pour s'enrichir, en récupérant ce dont les Helvètes se débarrassent sur leurs trottoirs et qu'il vend sur le marché de Corabia.
Cette rencontre donne l'idée à Julius d'abandonner ses dessins à chair pour réaliser des tableautins représentant des thébaïdes alpestres qui trouveraient aisément preneur et empliraient de joie ceux qui se les procureraient à peu de frais. Basile, de dix ans son cadet, les vendrait en Roumanie:
Établir un commerce. Peut-être sur le papier, rien de moins simple. Mais aussi rien de plus pratique, rien de plus aléatoire et rien de plus baroque, rien de plus enthousiasmant...
Ce serait une aubaine pour Basile: les tableautins de Julius seraient pour lui des produits de remplacement idéaux, car les collectes n'existeraient bientôt plus, de par la généralisation des déchetteries... Julius donne alors l'argent nécessaire à Basile pour l'achat d'un terrain à bâtir une galerie en Roumanie...
Pour qu'il y ait échange, il faut que les deux parties soient gagnantes, sinon ce n'est pas du commerce mais de la prédation. Il arrive toutefois que la proie soit consentante et encline à pardonner, et le prédateur suffisamment cynique pour ne pas entonner l'air de la calomnie mais celui de la détestation...
Francis Richard
Commerce, Jean-Yves Dubath, 128 pages, éditions d'autre part
Livres précédents:
La causerie Fassbinder, 200 pages, Hélice Hélas (2013)
Des geôles, 136 pages, BSN Press (2015)
Un homme en lutte suisse, 104 pages, BSN Press (2016)