La longue marche de la Cinémathèque tunisienne

Publié le 21 novembre 2017 par Africultures @africultures

La signature durant les 28èmes Journées cinématographiques de Carthage le 7 novembre 2017 d’une convention entre le Centre national du cinéma et de l’image (CNCI) et la Bibliothèque nationale tunisienne pour la création de la Cinémathèque tunisienne est historique. Hichem Ben Ammar et Mohamed Challouf, les deux réalisateurs qui se sont investis sans compter en temps et énergie pour arriver à cet aboutissement, ont retracé lors d’une conférence de presse le long parcours d’une telle démarche et son importance pour la mémoire du cinéma. La Cinémathèque fait partie de la restructuration du secteur audiovisuel, attendue depuis des décennies. Instrument éducatif, elle participera à élever le goût du public ainsi que le niveau de conscience citoyenne. O.B.

Le rôle d’une cinémathèque

Il s’agit bien sûr de collecter, cataloguer et conserver les copies et négatifs de films, mais aussi de restaurer et numériser les films du patrimoine. Une base de données est nécessaire pour mettre à disposition les informations, sachant que la Cinémathèque se doit de promouvoir la culture cinéphilique et célébrer le 7ème art.

Les deux cinéastes insistent sur le rôle réparateur de la Cinémathèque : réparer la fracture intergénérationnelle en sauvegardant la mémoire audiovisuelle, inscrire les films dans la mémoire du cinéma tunisien et mondial, favoriser ainsi la diversité des esthétiques.

Infrastructures

La Cinémathèque est une direction du CNCI et dispose, dans ce cadre, d’un règlement intérieur qui définit son fonctionnement et ses attributions. Etablie dans les locaux du CNCI, elle pourra, au bout de trois ans, développer son propre organigramme. Cela n’ira pas sans une culture de partenariat institutionnel, notamment avec la Bibliothèque nationale, les archives nationales, le ministère des Affaires culturelles et les différents pôles de la Cité de la Culture.

Future Cité de la Culture

Cette Cité de la Culture est un projet ambitieux qui hébergera pour la Cinémathèque une salle de projection de 150 places, une médiathèque de 100 places, une salle de conférence, un espace d’exposition et une bibliothèque spécialisée en cinéma. Une salle de 350 places y sera exploitée comme salle d’art et d’essai par le CNCI.

Bibliothèque nationale, Tunis (niveau +8)

La Bibliothèque nationale conservera les films et les objets non-films sur un espace dédié de 1050 m2 comportant cinq salles de 33×7 mètres et doté d’équipements hygrométriques. Les logiciels de la Bibliothèque nationale permettront d’établir la base de données de la Cinémathèque.

La longue marche de la Cinémathèque

Après la 2ème guerre mondiale, des laboratoires de développement sont installés dans des blockhaus souterrains construits par les Allemands, au parc du Belvédère. En 1946, est créé le cinéclub de Tunis. En 1947, est créée la revue spécialisée en langue arabe Al Masrah wa Assinima. En 1949, c’est au tour de la Fédération tunisienne des Cinéclubs.

En 1954, les films des Studios Africa sont transférés en Algérie. Cependant, en 1955, est créée la première société de production tunisienne Al Ahd Al Jadid qui précède la Société Anonyme Tunisienne de Production et d’Expansion Cinématographique (SATPEC).

Sophie El Goulli

Et voilà qu’en 1958, la Cinémathèque est créée en tant qu’association à but non lucratif. Sous la houlette de Sophie El Goulli, elle projette les copies que lui envoie la Cinémathèque française.

Elle suspend cependant ses activités en 1968 du fait du manque de moyens et de locaux dédiés à la conservation et à la diffusion et de l’absence de dépôt légal des films distribués et exploités en Tunisie. Mais c’est aussi en raison de la perte d’un allié suite au limogeage d’Henri Langlois par André Malraux et l’assimilation de la Cinémathèque à un foyer de contestation suite aux insurrections de mai 68 dont un des points de départ fut la Cinémathèque française.

De 1974 à 1980, la Cinémathèque s’installe rue d’Alger, à l’initiative de la SATPEC qui assume un rôle culturel en tant que société d’État. Des films de répertoire sont projetés dans une petite salle de 120 places sise à la rue d’Alger, au rez-de-chaussée du ministère de l’Information. La Cinémathèque algérienne prête des copies. Il est cependant impossible de ressusciter les statuts initiaux et de promulguer le dépôt légal des films distribués en Tunisie. La SATPEC connaît des difficultés économiques et jette l’éponge, si bien que l’interruption est définitive en 1980 pour des raisons sécuritaires après les attaques terroristes à Gafsa.

C’est alors que la même année, le centre d’art vivant du Belvédère prend la relève. La Cinémathèque s’éloigne du centre ville et reconstitue un public cinéphile. Les projections, qui échappent à la censure, passent rapidement de 2 à 11 projections par semaine et la Cinémathèque sensibilise les décideurs à l’importance de conserver les films. Elle s’appuie sur la recommandation de l’UNESCO en faveur de la préservation des images en mouvement pour mener sa campagne de presse.

Extrait de l’article de Samira Dami « Plus d’obstacles » (La Presse du 2 décembre 1987)

Tant et si bien que le projet semble mûr. Mais en 1988, sur décision politique, le Centre Culturel d’Art Vivant est offert à l’Armée nationale et devient un mess des Officiers. Le projet se retrouve à la case départ !…

Le Fou de Kairouan, film tunisien réalisé en 1939 par le réalisateur français Jean-André Kreuzi, premier film musical et premier film en arabe en Tunisie.

En 1990, on assiste à la découverte et la restauration du Fou de Kairouan aux Archives de Bois d’Arcy. En 1993, à l’occasion de la Saison tunisienne en France, un trimestre de cinéma tunisien est organisé à l’Institut du Monde Arabe. Les films Zohra (1922) et Aïn Ghézal (1923) d’Albert Samama-Chikli (1872-1934) sont montrés pour la première fois après une éclipse de 70 ans !

Zohra (1922)

Aïn Ghézal (1923)

En 1995, c’est le centenaire du cinéma. Une étude est réalisée dans le cadre des accords de coopération tuniso-français par les services des Archives du Film de Bois d’Arcy (CNC, France) pour définir les besoins du projet. Le ministère de la Culture réactive le dossier et propose de mettre en place une Cinémathèque à la Maison de la Culture Ibn Khaldoun, mais cela est pensé sans statuts, sans dépôt légal des films distribués en Tunisie et sans possibilité de conserver des copies.

En 2008, un projet de numérisation des actualités tunisiennes par LTC-Gammarth voit le jour mais le contrat n’a pas été honoré et attend d’être soit exécuté, soit résilié.

En 2010, le projet est officiellement relancé dans le cadre de la Cité de la Culture. Mais voilà que la Révolution tunisienne interrompt le 14 janvier 2011 le chantier de la Cité de la Culture. Cependant, le 13 septembre, on assiste à la création du CNCI avec des statuts prévoyant une Cinémathèque.

En 2012, l’association Jacques Baratier restaure les versions arabe et française du film Goha avec le concours du ministère des Affaires Culturelles et du CNCI.

Goha, de Jacques Baratier

En octobre 2016, un colloque intitulé « Patrimoine cinématographique en péril » se tient lors des Journées cinématographiques de Carthage.

En mars 2017, le CNCI commémore la sortie, en 1967, de Al Fajr, réalisé en 1966 par le pionnier Omar Khlifi, et publie un ouvrage collectif dirigé par l’universitaire Hedi Khelil : Cinquante ans de cinéma tunisien.

En août 2017, la Cinémathèque Royale de Belgique numérise Les Baliseurs du désert de Nacer Khémir (1984) et présente à Venise la copie restaurée dans le cadre de la section « Venezia Classici ».

Le 14 octobre 2017, est annoncée la création de la Cinémathèque Tunisienne à Alger au cours d’un colloque international intitulé « La mémoire des films : préserver le patrimoine cinématographique ».

Le 27 octobre 2017, lors de la célébration de la journée mondiale du Patrimoine audiovisuel, est annoncée la signature d’un accord de partenariat avec la Bibliothèque Nationale, conjointement avec l’annonce de la réception d’un lot d’archives filmiques (16 et 35 millimètres) du premier cameraman tunisien, M’hamed Kouidi (22 décembre 1927 – 5 mars 2016) ainsi que d’un lot de documents ayant appartenu à Sophie El Goulli (4 février 1931 – 10 octobre 2015).

Et le 7 novembre 2017, se tient la première conférence de presse nationale de la cinémathèque tunisienne !

Et maintenant ?

Une équipe va être constituée avec des profils spécialisés à travers trois sessions de formation dont deux ont déjà été réalisées en juillet et août 2017. Les candidats choisis suivront des stages de perfectionnement en bibliothéconomie, conservation, archivage, techniques de postproduction et laboratoire, animation culturelle.

Au niveau équipement, le CNCI va faire l’achat d’un scanner 4K pour conférer une autonomie à la Cinémathèque. Quant aux locaux de la Bibliothèque nationale, ils seront aménagés avec des rayonnages et l’entretien de l’installation hygrométrique.

 

Bibliothèque nationale, Tunis (niveau -2)

Bibliothèque nationale, Alger

Pour la Conservation, il sera procédé à l’inventaire et au rangement des films entreposés à la Bibliothèque Nationale, au ministère des Affaires Culturelles et à la Fédération des Cinéastes Amateurs (FTCA). Les Archives de Gammarth seront transférées dans des locaux sécurisés.

La Cinémathèque militera pour un encadrement législatif du dépôt légal des films produits et distribués en Tunisie pour constituer les collections de la Cinémathèque. Une recherche des films tunisiens à l’étranger sera également menée en vue de leur rapatriement.

Une base de données sera constituée progressivement et mise en ligne, et un imposant programme de numérisation 2017-2020 a été établi :

  • Longs métrages : Au pays de Tararani, de Hammouda Ben Hlima, Hédi Ben Khlifa, Férid Boughédir ; Hurlements, de Omar Khlifi ; L’Ombre de la terre, de Taïeb Louhichi ; La Noce, du Nouveau Théâtre ; Soleil des hyènes, de Ridha El Béhi ; Sous la pluie de l’automne, de Ahmed Khéchine ; Traversées, de Mahmoud Ben Mahmoud.
  • Courts et moyens métrages : Actualités tunisiennes, de la SATPEC et du Secrétariat d’Etat à l’Information ; Chaîne d’or, de René Vautier ; Fatma 75, de Selma Baccar ; Films d’animation de divers réalisateurs tunisiens ; Mohamdia de Ahmed Bennys ; Seuils interdits de Ridha El Béhi.
  • Films à numériser dans le cadre de partenariats : Les Ambassadeurs, de Nacer Ktari ; Beyrouth la rencontre, de Borhane Alaouié ; Camp de Thiaroye, de Sembène Ousmane ; Pas de cheval pour Hamida, de Jacques Michaud-Mailland ; Une si simple histoire, de Abdellatif Ben Ammar.

Cette salle de 350 places sera exploitée en tant que salle d’art et d’essai par le CNCI.

Un programme sera publié à partir de mars 2018 et annoncera trimestriellement ses contenus, sachant que l’actualité pourra le modifier : hommages, rétrospectives, intégrales consacrées à des auteurs ; semaines de films consacrés à des pays, des écoles ou des genres ; carte blanche à des personnalités du cinéma ; festivals ; ciné-concerts ; expositions ; leçons de cinéma ; conférences ; colloques ; ateliers…

La décentralisation dans les régions est l’une des priorités de la Cinémathèque : itinérance des programmes ; construction d’un réseau interrégional ; création d’antennes ; organisation de festivals et de manifestations spécifiques adaptées à des régions.

La Cinémathèque sera à l’écoute de la société civile pour concevoir des contenus adaptés aux attentes des associations. Espace d’accueil et de rencontre vivant et convivial, elle sera pour elles une structure d’accompagnement pour les inciter à utiliser le 7ème art comme outil de sensibilisation et d’éducation. Elle s’inspirera des thématiques des journées mondiales de l’ONU pour susciter des débats.

Un programme destiné aux enfants, écoliers et lycéens fera l’objet de conventions avec le ministère de l’Education et les établissements scolaires pour organiser des visites de groupes à la Cinémathèque, des cours illustrés par des projections, des ateliers de production, des programmes spéciaux durant les vacances, la formation de formateurs et le perfectionnement du personnel enseignant.

La personnalité juridique, l’organisation et le programme d’action dont se dote la Cinémathèque Tunisienne lui permettent, d’ores et déjà, d’engager un partenariat avec la Fédération Internationale des Archives du Film (FIAF) qui favorise les échanges entre les 164 cinémathèques affiliées à son réseau. L’adhésion à la FIAF sera une condition sine-qua-non du développement de la Cinémathèque. Un partenariat avec l’association européenne des Cinémathèques permettra des collaborations avec les pays du Nord tandis que des partenariats Sud-Sud seront noués au niveau de la Méditerranée, du Maghreb, de l’Afrique et du monde arabe.

La Cinémathèque Tunisienne contribuera à la promotion du film tunisien à l’étranger à travers les échanges inter-cinémathèques, la participation à des festivals, la conception de programmes itinérants.

Les cinéastes ont insisté sur le fait que la réussite de ce projet sera l’un des indices des progrès de la transition démocratique en Tunisie. Il s’agit de rattraper un retard de 60 ans alors que l’écart technologique entre le Nord et le Sud ressemble de plus en plus à une fracture. L’enjeu est aujourd’hui d’adapter le projet à l’évolution et aux mutations du cinéma.

Réaliste, l’équipe se donne un délai de trois ans pour faire un premier bilan, donc en 2020. Persévérance, motivation, solidarité et solidité du cadre sont les conditions de la réussite !

Le 7 novembre 2017 aux JCC, une première projection de courts métrages numérisés et restaurés rassembla les enthousiastes de la Cinémathèque tunisienne.