« Moi aussi je la déteste », le premier vers de Poésie de Marianne Moore, revient comme un leitmotiv dans ce texte, comme il revient sans cesse dans l’esprit de Lerner, depuis qu’il a appris ce poème au lycée. Oui, lui aussi la déteste, la poésie, cet art attaqué de toutes parts, « détesté du dehors comme du dedans ». Il essaie de comprendre les causes de cette aversion quasi universelle, qui existe depuis des millénaires, qui a fait de la poésie, un art oscillant entre défense et dénonciation, et dont la mort est régulièrement proclamée.
L’essence de cette haine viendrait de l’écart entre le but de la poésie - chanter l’infini – et son rendu dans un poème, bassement réel, qui « n’est jamais qu’un aveu d’échec ». La traduction de l’infini, fût-ce pour des poètes virtuoses, est impossible et la Poésie est ainsi structurellement condamnée. Ce que disait déjà Socrate : « le lieu qui est au-dessus du ciel, aucun de nos poètes de l’a encore célébré ; aucun ne le célébrera jamais dignement ». Il rejetait les poètes de sa République, car ils n’étaient que des rhétoriciens, s’éloignant de la vérité, capables seulement de fausses représentations et incarnant de ce fait un danger politique.
D’autres ont par la suite insisté sur l’inutilité de la poésie. Mais étonnamment, les défenseurs de la poésie se réfèrent toujours à son Idée en ne mentionnant que rarement des exemples de poèmes. Ainsi Shelley loue « les conceptions originelles du poète » tout en insistant sur leur « ombre affaiblie ». Ce que résume Lerner par : « le problème fatal de la poésie : les poèmes ». De même, les mouvements « avant-gardistes » du XXème (Futurisme, Surréalisme) haïssent les poèmes existants pour les remplacer par une expérimentation formelle qui deviendra davantage fameuse dans leurs Manifestes que dans leurs recueils.
Heureusement Lerner s’amuse à citer des poèmes en montrant comment les négatifs du Poème idéal peuvent apparaitre ; il dévoile notamment le Désastre du Pont Tay, d’un certain McGonagall, poète écossais du XIXème, « considéré comme l’un des poèmes les plus résolument catastrophiques de tous les temps ». A son analyse, hilarante, succèdent celles plus classiques de poèmes de Keats et Dickinson qui lui font relever que « la nullité et le génie se rapprochent davantage que le médiocre, le passable ou même le pas mal ». Si les grands poètes combattent les limites du poème réel, l’ampleur de l’échec des poètes pathétiques offre « malgré eux une lueur de la possibilité » du Poème Authentique. Mais dans les deux cas, l’idéal utopique de la Poésie persiste.
Lerner est moins convaincant dans sa critique de la relation entre la poésie américaine et la politique, marquée à jamais par la nostalgie du maître en la matière Walt Whitman. En conclusion, il précise sa démarche : défense de la poésie et défense de sa dénonciation, qui en font la dialectique du poète. Mais c’est dans l’image d’un phénomène météorologique baptisé virga que sa thèse est la plus limpide : ce sont des « cristaux de glace qui s’échappent d’un nuage et s’évaporent avant de toucher le sol. Une pluie qui ne comble jamais complètement l’écart entre le paradis et la terre. »
Olivier Devallant
Ben Lerner, La Haine de la poésie, Ed. Allia, 2017, 93 pages, 7 €.