À quoi bon, pour un poète actif aujourd’hui, rêver que sept milliards d’êtres humains lisent ses petites crottes de poèmes comme s’il était Baudelaire ? Un autre rêve est que chaque être humain, semblable, co-listier, amie inconnue, frère… ait un jour le sien, de poème, le sien, pour lui d’abord.
Jacques Jouet
Cet été, Poezibao a publié un feuilleton, « L’autodaté* ». Ce feuilleton s’inscrit dans un projet de plus grande ampleur, intitulé Le « Projet Poétique Planétaire » (« PPP »). Un groupe de poètes, emmenés par Jacques Jouet, Cécile Riou et Jean-Paul Honoré, s’attache à la production et à l’envoi quotidiens d’un poème, écrit pour la circonstance, à une personne, souvent choisie dans l’annuaire. (On peut lire ce texte de Jacques Jouet qui fait état de l’avancement du projet sur le site de l’Oulipo).
Poezibao a souhaité en savoir un peu plus sur ce projet. À cette fin, Jacques Jouet, Cécile Riou et Jean-Paul Honoré répondent, séparément et sans se concerter, à des questions posées par Poezibao.
Poezibao signale qu’on peut soutenir ce magnifique projet.**
Poezibao : comment présenteriez-vous le « Projet Poétique Planétaire » et comment en est née l’idée ?
Jacques Jouet : C’est un projet, à présent collectif, de composition quotidienne de poèmes, lesquels sont adressés, frais du jour, et offerts, par voie postale ou de la main à la main, à un être humain du jour, vivant sur la Terre au milieu des autres. Nous le faisons dans la perspective théorique de les arroser tous, les Terriens.
La petite société de poètes qui est aujourd’hui en charge du projet comprend des poètes professionnels (le mot ne me fait pas peur) et des poètes amateurs (le mot ne m’effraie pas).
Il s’agit que la poésie soit une activité d’art et de société et non de promotion de tel ou tel génie d’exception.
Cécile Riou : L’idée vient de Jacques Jouet, qui a commencé seul en 2013. Pour présenter le projet, c’est le dernier terme, « planétaire », qui est le plus surprenant. S’adresser à la planète entière, envoyer par la poste un poème à chaque habitant de la planète Terre, cela semble démesuré, mais au regard de l’univers, c’est assez modeste. On avait envisagé, naguère, un PPUP, projet poétique universel planétaire, pour briser l’acronyme PPP « partenariat public-privé », mais c’était à la fois redondant et contradictoire, alors le PPP nous convient bien maintenant.
Jean-Paul Honoré : Le PPP (Projet Poétique Planétaire imaginé par Jacques Jouet), c’est le rêve que chaque représentant de l’espèce humaine reçoive un poème original, écrit pour lui.
Sur le plan pratique, cela se passe de la façon suivante : on prend tous les bottins du monde, et on les épluche. Comme il faut bien commencer quelque part, nous sommes partis du bottin de l’Ain (01). Jacques Jouet a pris le début (commune d’Ambérieu et la suite). J’ai pris la fin (Vonnas et les communes qui précèdent) pour marcher à sa rencontre. Cécile Riou a pris ses quartiers en Lozère.
Sur le plan intellectuel, le PPP pose en principe la pertinence de la poésie dans la vie quotidienne de chacun, où qu’il soit, quel qu’il soit, quels que soient ses apprentissages. Il y a du défi dans ce Projet : il réagit par l’humour d’un geste fou au cantonnement que subit le genre. Sa démarche, non dogmatique, égalitaire et généreuse, présente une dimension utopique d’ordre purement positif.
Sur le plan naturel, le PPP relève pour moi de la météorologie : chaque poème est une sorte de giboulée, une brève intempérie qui surprend son destinataire. Il la recevra, selon le besoin qu’il en a, avec bonheur, agacement, perplexité, indifférence ou gratitude. Quoi qu’il en soit, le poème aura été. Il aura joué son rôle. J’aime assez l’idée, qui a déjà été exprimée, selon laquelle le PPP présenterait à cet égard quelques affinités avec l’art conceptuel.
Par son objectif, par la nature de la relation sociale dont la lettre, potentiellement, est porteuse, et par le caractère volontiers collectif de l’écriture, le PPP met grandement en valeur la sociabilité dans le travail poétique. Il est la suite naturelle des « Poèmes du jour » que Jacques Jouet écrit depuis 1992 et dont certains étaient déjà des poèmes adressés. Il comporte une dimension oulipienne par la place qu’y tient la contrainte (contrainte pragmatique de production), la potentialité (il est virtuellement infini) et le dosage de fantaisie et de sérieux dont témoigne, en accompagnement de chaque poème, la présentation de sa raison d’être.
Poezibao : vous semblez constituer tous les trois le noyau dur du projet. L’ouvrez-vous, l’avez-vous ouvert, l’ouvrirez-vous à d’autres contributeurs ? Selon quelles modalités ? Cooptation, invitation, participation à un projet ponctuel comme « l’Autodaté » pour Poezibao ? autre… ? Y a-t-il des sous-projets, des proliférations annexes du PPP ?
Jacques Jouet : Cooptation.
Il n’y a pas de sous-projets ou d’annexes. Toutes les « campagnes » de PPP sont égales en droit, en importance, en responsabilité.
Cécile Riou : Le PPP s’est ouvert très rapidement, à l’Etelon, petite commune de l’Allier, où cinq poètes (Jacques Jouet, Jean-Paul Honoré, Patrick Biau, Gérald Castéras et moi) étaient invités à arroser tous les habitants, nourrissons compris. La chose étonnante étant que tous n’étaient pas des poètes certifiés, officiels, tamponnés, seuls Jacques Jouet et Jean-Paul Honoré l’étaient. Sans cooptation et quand la poire fut bien mûre, j’ai proposé au noyau dur ma participation permanente et perpétuelle. Et me voilà. D’autres poètes, officiels ou non, se sont joints au PPP, ponctuellement : Valérie Lotti et Annie Pellet, à Bourges, Patrick Biau, Marcelline Roux, Benoit Richter, Marine Vaillant, Valérie Lotti encore, pendant l’été, Marc Lapprand et Natali Leduc au Nouveau-Brunswick, au Japon et en Colombie-Britannique, Steen Bille Jørgensen au Danemark… La liste n’est pas close, elle ne peut pas l’être, le projet est ouvert. Pour les membres permanents, cela suppose une unanimité de nous trois pour l’instant, pour accueillir un nouveau poète.
Jean-Paul Honoré : Comme Poezibao est bien placé pour le savoir, le PPP est ouvert à des collaborations tactiques, destinées à accélérer sa progression et à avancer de quelques milliers d’années l’accomplissement de son but ultime... Deux exemples parmi bien d’autres :
- Un groupe, pour l’essentiel constitué à Bourges à l’occasion des ateliers d’écriture de l’Oulipo, se réunit occasionnellement dans le village de Lételon (Cher) pour composer et expédier de nouveaux poèmes.
- Les résidences d’écrivain sont propices à des campagnes du PPP comportant des assistances ponctuelles : en 2014-2015, lors d’une résidence de Jacques Jouet au Musée Mallarmé, 600 poèmes ont été adressés aux habitants de Vulaines-sur-Seine avec la collaboration de Benoît Casas et Frédéric Forte. En 2016, c’est Jacques Roubaud qui a bien voulu, lors de ma résidence à Vert-Saint-Denis, prêter la main à ce projet en rédigeant 120 quintils.
Dans un tel cas, le PPP procède par invitation.
Pour ce qui est des permanents, deux modes de recrutement se combinent :
- la cooptation-par-le-sommet : Jacques Jouet m’a coopté à lui tout seul en 2013. Plus précisément, il m’a proposé de rejoindre son projet « après avoir bien réfléchi ». Ensuite, avec mon accord tacite et entier, il a coopté Cécile (2015).
- la transmission : chacun des permanents est censé produire pour le PPP jusqu’à la fin de sa vie consciente ; avant le terme de celle-ci, il est convenu qu’il se choisira un successeur, appelé à son tour à écrire le plus longtemps possible.
Cette perspective semble encore lointaine et chacun d’entre nous s’en réjouit.
Poezibao : Avez-vous (jamais, parfois, toujours) des échos de ces envois de poèmes ? Avez-vous une ou deux anecdotes à ce sujet ?
Jacques Jouet : Les échos sont fonction de la familiarité ou non des récepteurs avec nous. Plus celle-ci est importante, plus le taux de réponses s’élève.
En pied de page du poème imprimé, le projet est décrit brièvement. Le moyen de nous répondre est fourni.
Cécile Riou : Il y a peu de retours, mais il y en a, de l’ordre de 1/100. J’ai reçu surtout des poèmes en retour, des encouragements, des timbres (ce qui constitue un cadeau précieux !). Je suis convaincue que pour autant, même s’il y a peu de réponses, les poèmes sont lus, peut-être appréciés. C’est l’essentiel.
Jean-Paul Honoré : Le PPP commence à disposer, en fait de réponses, de ce que les statisticiens appelleraient un échantillon représentatif. Il me semble qu’elles émanent de correspondants plutôt âgés que jeunes, plutôt femmes qu’hommes, et plutôt inspirés par les formes poétiques proches de ce qu’ils identifient eux-mêmes comme poème.
L’écho le plus fréquent que nous recevons est cependant une croix : celle qui figure dans la case « Destinataire inconnu à l’adresse » de la vignette jaune et blanche collée par la Poste sur chaque enveloppe renvoyée. Dix pour cent des poèmes passent ainsi par le centre de rebut de Libourne, où l’on doit commencer à bien connaître le Projet.
Les réponses personnelles sont rares (moins de cinq pour cent). Elles expriment en général l’admiration pour le Projet en lui-même et la gratitude pour le poème reçu. Plus rarement, la perplexité. Dans un ou deux cas, une réaction hostile.
Deux anecdotes :
- Le coup de téléphone comminatoire de la propriétaire d’un café de Vonnas (« C’est vous qui écrivez des poèmes à tout le monde ? »), qui m’a réclamé ensuite une explication de texte. Tout s’est terminé dans la bonne humeur et les encouragements.
- Et cette paysanne du Berry, effrayée de recevoir un message insolite et de provenance mystérieuse. Elle a tenu à s’assurer que le poème « ne lui apportait pas du Mal » et n’avait aucun rapport avec la sorcellerie.
De telles réactions invitent à bien peser l’acte de communication qu’instaure le PPP. J’y reviendrai plus bas.
Poezibao : un poème par jour, pendant des années, qu’est-ce que cela induit chez l’auteur ? Ce matériau constitue-t-il celui de vos futurs livres, des éléments pour des projets ?
Jacques Jouet : Pour moi, non. Les poèmes du PPP sont extérieurs à mes deux projets de poésie en cours : L’Histoire poèmes (je suis en train de faire le tome II), Poèmes de métiers.
Cécile Riou : Le risque du poème quotidien, c’est le journal, forme que prend nécessairement, qu’on le veuille ou non, le poème du jour. Même si on s’en défend et qu’on s’en méfie. C’est un journal discret et subtil, mais journal quand même.
Jean-Paul Honoré : Cela induit une tension qui électrise l’écriture quotidienne. Car il ne suffit pas d’écrire : il faut ramener l’écriture à ce format et ce rituel spécifiques. Cette préoccupation, avec laquelle on se réveille chaque matin, s’installe en arrière-plan et peut devenir brûlante à la fin de la journée. Pour ma part, il y a des moments où je crains que ce Projet n’en cannibalise d’autres et ne me détourne d’écritures différentes. Pour autant, je persiste et considère comme une chance d’être partie prenante d’un geste aussi improbable, aussi poétique dans sa définition même.
Le PPP est donc un aiguillon dont on reçoit les piqûres avec reconnaissance : au bout du compte, les recueils que j’ai produits ou que j’ai l’intention de proposer à des éditeurs sont nés de son injonction.
Sur le plan formel, le PPP ne me semble pas propice à la production de poèmes longs ou de textes auxquels se combine un travail complexe de composition et de mise en page. Il n’est pas non plus propice au fignolage. Il favorise plutôt une poésie du flux, faite de séquences brèves, ou brutes de décoffrage. Il m’arrive cependant de corriger le matin, avant de le mettre sous enveloppe, le texte écrit la veille : les jours ont 24 heures.
Poezibao : quand vous écrivez ces poèmes quotidiens, procédez-vous avec des thématiques, des récurrences, des séries ?
Jacques Jouet : Oui. La composition régulière est favorable à la série. Depuis le début, il y en a eu plusieurs successives. Elles sont parfois finies (par exemple « tirer » un poème du jour de chacun des Haint-tenys merinas de Madagascar traduits par Jean Paulhan : arrivé à la dernière page du livre qui m’a accompagné pendant six mois, je m’arrête bien obligé. Elles demeurent parfois ouvertes (par exemple les poèmes monostiques d’étendoir à linge que je peux reprendre dès qu’un nouvel item se présente à moi).
Cécile Riou : Ah oui, la série soutient fermement le projet d’écrire quotidiennement. Parfois avec plusieurs séries en cours, formelles, thématiques, les deux… J’ai écrit par exemple des poèmes « bouddhistes », en traduisant, transposant un ensemble de poèmes de l’époque des Tang (à partir de la traduction de Paul Jacob). C’est un fil, on sait un peu mieux où on va quand on s’inscrit dans une série. On s’arrête quand on a épuisé quelque chose (ou qu’on est épuisé soi-même).
Jean-Paul Honoré : Cela dépend des périodes. Les poèmes sont parfois très différents d’un jour à l’autre sur le plan thématique et formel. Mais le PPP s’accommode bien de la série. Thèmes et formes sont alors des filons dont l’exploitation méthodique permet d’une part de maintenir la production dans la durée, et d’autre part de concevoir à terme la production d’un recueil structuré. Les séries peuvent se tresser les unes aux autres et alterner.
La dernière série que j’ai ouverte s’intitule « Si je n’écris pas » et repose sur la prétérition : il s’agit de textes à contrainte qui donnent la raison pour laquelle je pourrais bien ne pas écrire le poème du jour (prendre le temps de répondre à ce questionnaire, par exemple).
Poezibao : dans cette pratique du poème quotidien, quelle est votre méthode : aucune ou bien avez-vous des habitudes précises, voire des rituels ?
Jacques Jouet : La seule méthode est le rendez-vous quotidien. Le poème peut être composé sur le papier ou directement à l’écran ou dans la tête. Il faut seulement qu’il soit « du jour » : interdiction de le retoucher après 23 heures et 59 minutes.
Cécile Riou : Je n’ai pas de rituels. Je préfère écrire le matin, mais tout est possible pour l’écriture du poème du jour. Je n’aime pas tellement écrire au bureau, mais partout ailleurs, c’est bien. Je n’ai pas non plus de matériel particulier. L’essentiel étant d’écrire entre 0h01et 23h59, les journées sont plus sereines quand je n’écris pas entre 23h et 23h59.
Jean-Paul Honoré : Peut-être cette approche invite-t-elle plus que d’autres à rester constamment aux aguets… Par exemple, si je m’installe devant la télévision, c’est désormais comme devant un pommier dont j’attends qu’un alexandrin se décroche (Série « Prix de l’alexandrin du jour »). En voiture, j’écris aux feux rouges selon une méthode inspirée des « Poèmes de métro » de Jacques. Les transports sont pour moi une bonne source d’inspiration en général.
Du côté des rituels, je mettais d’abord un point d’honneur à expédier mon enveloppe chaque soir avant minuit. Mais à présent je les regroupe et les envoie par paquets. Cela, parce qu’il m’est arrivé d’expédier dans la hâte des poèmes contenant une coquille, et c’est insupportable.
Je raye ensuite les noms dans le bottin avec un marqueur rose et le sentiment du devoir accompli. Je n’envoie en général pas plus d’un poème par jour, et je suis content si plusieurs s’ébauchent car je les finaliserai au fur et à mesure de la semaine, avec l’impression d’être en vacances.
Poezibao : le poème quotidien incorpore-t-il des éléments de la vie quotidienne, de l’actualité, fait-il référence au jour que l’on est, au contexte, aux grands évènements ?
Jacques Jouet : Ça arrive.
Cécile Riou : Par l’aspect de journal, ils incluent forcément des éléments de tout cela ; ils inscrivent dans leur forme même (date, lieu, nom de l’adressé) une référence au jour et au lieu, puisque ces éléments font partie du poème. Je n’ai pas le sentiment d’écrire depuis une bulle ou une tour, et écrire au monde entier, c’est s’intéresser aussi au monde entier, par un très petit bout de lorgnette, mais tout de même.
Jean-Paul Honoré : Il y a un côté Velcro® dans le PPP, il s’accroche à tout. Mais cela peut être dit de la poésie en général. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit inspiré par l’actualité, par la vie quotidienne, par le travail même de l’écriture, etc.
La question du sujet ou de la forme qu’on peut lui donner se pose cependant. Le PPP est un dispositif qui consiste à associer de façon élective un poème à une personne dont on ne sait rien en général. Peut-on dans un tel cas parler de tout sans précaution particulière ? La question a provoqué au cours d’une de nos sessions un débat intense. Je plaide pour l’existence d’une « contrainte de sociabilité », c’est-à-dire d’une vigilance dans le rapport à autrui, démarche qui ne s’applique pas forcément dans d’autres formes d’énonciation poétique. Selon moi, il ne faut jamais oublier que le support du poème est de type épistolaire, ce qui crée un rapport inverse à celui du recueil distribué par un libraire : le lecteur ne choisit pas de venir à nous, c’est nous qui pénétrons chez lui par effraction. La prudence s’impose avec certains thèmes, au moins dans la façon de les traiter. C’est une contrainte comme une autre et si elle gêne, il faut choisir un autre cadre d’expression poétique.
Pour autant, cette approche n’aseptise pas l’écriture. Le PPP ne promeut pas une poésie facile, complaisante et faite de clichés. C’est l’inverse qui est vrai : on adresse à la plupart des destinataires des poèmes qui ont de bonnes chances de ne pas correspondre à la représentation qu’il se font spontanément de la poésie.
Poezibao : Est-ce que votre pratique du poème quotidien est antérieure à celle du « Projet Poétique Planétaire » ? Si oui, depuis quand écrivez-vous un poème par jour ? Vous êtes-vous fixé un terme pour cette aventure ?
Jacques Jouet : J’écris Le poème du jour depuis le 1er avril 1992. Je voudrais pouvoir continuer jusqu’au jour de ma mort.
Cécile Riou : J’écris depuis vingt ans, mais sans cette régularité métronomique. Avant j’écrivais plus ou moins un poème par jour, parfois rien, parfois six ou sept poèmes, ça faisait une moyenne. Et le terme, oui, je le connais, mais je n’en connais pas la date : c’est l’extrême sentence.
Jean-Paul Honoré : Ce n’est que depuis le début de cette aventure, pour moi le 1er octobre 2013, que j’écris un poème par jour (sauf interruption ponctuelle, voir ci-dessous).
Le contrat est clair : il n’y a pas de terme autre que biologique à cette entreprise. Il faudrait donc une raison grave pour y mettre fin.
Poezibao : la pratique du poème quotidien admet-elle (comme les règles de l’Oulipo !) des exceptions ? Si oui lesquelles ?
Jacques Jouet : Pas d’exception. Sauf de très très très rares exceptions d’ordre conjoncturel, par exemple médical.
Cécile Riou : Pas d’exceptions.
Jean-Paul Honoré : Lorsqu’il m’a demandé si je confirmais mon adhésion au Projet, Jacques a posé deux principes de fonctionnement :
- la cooptation
- la possibilité de faire des pauses (c’était pour m’apprivoiser et me faire signer le pacte de sang ; à ma connaissance il n’en a jamais fait lui-même et je ne crois pas qu’il l’ait même envisagé).
J’ai utilisé une fois, en 2016, cette possibilité, lorsque je me suis trouvé à l’étranger, dans une situation de pression professionnelle forte suivie d’un long voyage en mer loin de toute boîte aux lettres. Toutefois, l’écriture étant restée quotidienne, j’ai entrepris de recoudre après coup, avec des textes écrits pendant la période en question, cette déchirure dans la trame.
L’option « pause », qui est pour moi le « clinamen » au sein du Projet, doit rester de l’ordre de l’exceptionnel et du motivé. Je pense que sur le plan philosophique, il n’est pas mauvais qu’elle existe : le PPP ne réunit pas des moines-soldats, et la contrainte ne saurait se confondre avec l’aliénation.
Je vois donc le PPP comme un beau geste athlétique qu’il faut tenir le plus longtemps possible. Si jamais les muscles flanchent et qu’il s’interrompt, on reprend son souffle et on recommence en essayant de tenir plus longtemps.
Poezibao : un poème adressé chaque jour, cela entraîne des frais, ne serait-ce que les timbres ? Recevez-vous de l’aide ou bien chaque auteur finance-t-il lui-même ses envois ? Y a-t-il systématiquement, parfois ou jamais un aspect mail-art dans les envois ?
Jacques Jouet : Dans la « basse continue » du projet (i.e. les envois de Jean-Paul Honoré, de Cécile Riou et de moi-même) nous assumons nous-mêmes les frais, parfois aidés par des « bienfaiteurs en timbres, enveloppes, papier… ». Pour les autres campagnes, lesquelles sont parfois rémunérées, les frais peuvent être pris en charge par une collectivité (association, bibliothèque, musée, ville, université, festival…)
Cécile Riou : Parfois nous recevons de l’aide, dans le cadre de commandes (par exemple, les trois jours du festival « Nourritures élémentaires » de Chinon, Jacques Jouet et moi étions embauchés (et payés) pour composer des sonnets adressés aux participants du festival. Le reste de l’entreprise est totalement philanthropique. Ce sont les enveloppes qui portent l’aspect « mail-art », elles sont ornées d’un cachet, un sceau, un tampon, que collectionne Jean-Paul Honoré, parfois gravé en linogravure par Natali Leduc, qui a orné les enveloppes de la campagne de Kobe, du Nouveau-Brunswick, de Victoria BC, et puis chacun des permanents a son tampon. Et on crée une nouvelle enveloppe, un nouveau sceau, pour chaque campagne. Je les grave dans la gomme.
Jean-Paul Honoré : Le PPP procède par enveloppe timbrée, parfois décorée, portant au dos l’adresse de l’expéditeur et dans un coin de l’enveloppe un cachet « PPP » dont il existe plusieurs versions. Ce dispositif fournira un jour, on l’espère, du grain à moudre aux collectionneurs…
Il y a des frais, oui. Potentiellement énormes (même si nous affranchissons nos courriers en Mariannes grises, les moins coûteuses), mais pratiquement supportables, puisque étalés sur des milliers d’années... Cette dépense fait partie de la beauté du geste et, de façon modeste, signe l’engagement.
Nous apprécions qu’on nous offre des timbres (ça arrive !) et rétribuons cette générosité par un rituel : le don d’une enveloppe orpheline (« Destinataire inconnu… »), accompagnée d’un petit poème de circonstance.
Si nous rejetons d’un commun accord le tweet, l’e-mail et, pour ce qui est de la production, les textes aléatoires générés en masse par ordinateur, ce n’est pas par protestation nostalgique contre la modernité électronique. Ce choix relève de la démarche parodique, amplifie la dimension fabuleuse du défi, et permet au Projet de se démarquer dans le bruit ambiant.
Poezibao : pour finir, y a-t-il un travail de compilation en cours ou prévu de toute la masse des poèmes du PPP ? Sous quelle forme ? Et archivé comment ?
Jacques Jouet : C’est archivé. Tout est périodiquement déposé à la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris (BNF) et consultable. Des publications papier diverses se présentent, parfois en ligne. Il n’y a pas, pour l’heure, de publication complète des quelques 7 000 poèmes déjà adressés.
Cécile Riou : Tous les poèmes sont imprimés et archivés à la bibliothèque de l’Arsenal, et nous commençons, auprès des Mille Univers, éditeurs typographes à Bourges une collection PPP qui devrait éditer le tout, en de nombreux volumes.
Jean-Paul Honoré : Pour l’instant, il existe des publications partielles sous forme de recueils. Les publications les plus caractéristiques à cet égard sont celles de Jacques Jouet, où l’aspect PPP est bien mis en avant.
Nous avons commencé à discuter d’autres possibilités. Faut-il tout publier ? Faire des regroupements en fonction des séries thématiques ou formelles ? Nous n’avons pas encore pris de décision collective à ce sujet.
Une partie de la production (celle qui correspond au travail de Jacques) est d’ores et déjà archivée à l’Arsenal. Nous conservons aussi toutes les traces des réactions de nos destinataires.
Photos, enveloppes, feuillets, tampons et sceaux du projet. Et en fin d'entretien, dans cet ordre, Jean-Paul Honoré, Cécile Riou (ici en compagnie de Frédéric Forte) et Jacques Jouet.
*ndlr : sur le projet estival de Poezibao :
À la proposition de concevoir une série pour cet été, Cécile Riou a répondu avec générosité en me proposant une aventure plurielle. Sept poètes comme sept jours de la semaine et cela sur huit semaines.
Lorsque « son » jour arrive, chaque poète écrit un poème « autodaté », en suivant une contrainte calquée sur la date du jour au format jjmmaaaa. Chaque chiffre détermine le nombre de mots de l’un des huit vers du poème tandis que le 0 génère une ligne blanche. Le poème s’inspire d’un fait de ce jour, dans la vie du poète ou celle du monde.
Cette idée s’inscrivant dans le PPP, Projet poétique universel (toutes les explications sont dans le PDF inclus dans cet article), le poète du jour envoie son « autodaté » au destinataire du jour, pris dans une liste de cinquante-six noms choisis par Poezibao parmi ses interlocuteurs les plus fidèles ou les plus récents (ces deux critères étant croisés et à l’exception de ceux qui sont en dehors de France, car les poètes assument le coût postal de leurs envois).
On peut lire l’intégrale de l’autodaté ici. On peut aussi se procurer le coffret de cette intégrale, conçu par Marine Vaillant (25€)
**Poezibao ne saurait trop encourager ses lecteurs à soutenir ce magnifique projet en adressant quelques timbres à l’un des trois protagonistes.
Jean-Paul Honoré, 34, Rue Dareau F-9-1, 75014 Paris
Jacques Jouet, 41, rue Popincourt, 75011 Paris
Cécile Riou, 26 rue Coursarlon, 18000 Bourges