Albert Millaud
Au mois de mai 1886 des rumeurs persistantes évoquent la folie du Roi Louis II de Bavière dans la presse allemande et internationale. La France voisine de l'Allemagne est aux premières loges. Le journaliste Albert Millaud donne en première page du Figaro du 22 mai 1886, soient trois semaines avant la mort du Roi Louis II, un article à l'humour sarcastique et anti-wagnérien dans lequel il attribue la folie présumée de Louis II au wagnérisme, qu'il considère comme une maladie.Albert Millaud fut un journaliste, écrivain et auteur dramatique français (Paris 13 janvier 1844 -23 octobre 1892. Il fut l'auteur de plusieurs livrets d'opérettes mises en musique par Jacques Offenbach, Charles Lecocq et Hervé. Vivant maritalement avec la chanteuse Anna Judic, il écrit pour elle Lilli, Niniche, La Roussotte, La Femme à papa et surtout Mam'zelle Nitouche (en collaboration avec Henri Meilhac). Il publia ses écrits sous son nom propre ou en utilisant le pseudonyme de Baron Grimm. (Source de la biographie: Wikipedia à l'article Albert Millaud).
"LA FOLIE DE LOUIS II
On continue à se préoccuper de la situation du roi de Bavière, qui règne sur un peuple beaucoup plutôt composé de créanciers que de sujets. Le cas de ce monarque prodigue et ruiné, vivant seul au milieu de rêveries orientales, a paru si étrange, si particulier, que la science s'en est émue et que plusieurs médecins de Munich l'ont attribué à un dérangement des facultés mentales de Louis II. Déjà, à Munich, on parle tout haut de la folie du roi. Les journaux la discutent ; dans les brasseries on en cause tout haut, et, avant peu, on ne se gênera plus pour réclamer la déchéance du souverain et son internement dans quelque maison spéciale. En effet, quand on y réfléchit avec quelque attention, il est difficile de s'expliquer la prodigalité et l'incurie de Louis II autrement que par un trouble dans les idées.
A quoi attribuer ce trouble? voilà la question qui se pose. Louis II était né dans les meilleures conditions, de parents sains et bien portants. Il était instruit, très doué, excellent musicien, et les premières années de son règne ont été bénies par l'excellente population de Bavière. Le roi passait pour un artiste, dévoué aux souvenirs classiques et prétendant faire de Munich une nouvelle Athènes. Tout à coup, changement sur toute la ligne. Le roi se concentre dans une seule et unique idée. Toute sa fortune, tous ses goûts, tout son argent convergent vers un seul individu, un seul système, et dès lors la folie commence avec tous ses entraînements, toutes ses erreurs, toutes ses extravagances. Cette folie, on sait son nom, c'est le wagnérisme. Une fois pris par le compositeur, déjà toqué lui-même, une fois entraîné, engrené dans la grande machine wagnérienne, Louis II se détraque à vue d'oeil. Rien n'existe plus pour lui, en dehors de Wagner. L'artiste classique, le néo-grec, le musicien, le poète - tout cela disparaît pour faire place à une espèce de Caliban sauvage, cherchant la solitude, s'enfermant avec son musicien, imaginant des constructions étranges, des théâtres fantastiques, jetant l'argent par les fenêtres, étonnant le monde, surprenant le bon sens, terrifiant la raison humaine par des cascades inouïes et inexplicables. Il a suffi d'une vingtaine d'années, exclusivement remplies de Niebelungen et autres excentricités barbares pour détruire l'équilibre d'un homme jeune et des mieux doués. Peut être les médecins trouveront-ils une autre cause à l'état de démence du roi de Bavière ; mais ils reconnaîtront avec moi que la musique de Wagner a été l'un des plus puissants moyens qui ont servi a la désorganisation de cette intelligence royale.
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Je ne m'en préoccuperais pas autrement et, je laisserais Louis II à sa folie et à ses médecins, si l'intérêt de mes concitoyens n'était pas en jeu. Le mal que Wagner a fait en Bavière à un seul homme, il est entrain de le faire à une quantité de jeunes hommes en France. Le wagnérisme, tel qu'il se présente actuellement n'est pas une école, un système artistique; c'est un dérangement cérébral, une maladie rapide et envahissante dont les progrès ne sont plus dissimulables. Louis II a été frappé violemment et désespérément parce qu'en quelque sorte il a été, dès l'adolescence, circonvenu par le mal. Les autres wagnériens sont peut-être un peu moins gravement compromis; mais ils sont touchés, et si des précautions ne sont pas prises immédiatement, il faut s'attendre à un rapide développement de cette affection bientôt sans remède. Remarquez les patients, atteints du Wagner-morbus, si j'ose m'exprimer ainsi. Je ne parle plus ici de Louis II, dont l'état morbide se traduisait par un grand besoin d'isolement, à ce point que pour entendre sa chère musique, il voulait être seul dans la salle du théâtre; puis par des envies folles de se déplacer, de courir, de changer de résidences. Je préfère m'occuper de ces nombreux artistes, compositeurs, chefs d'orchestre, critiques musicaux qui ont été contaminés par le terrible microbe wagnérien. L'amour de la musique n'est plus chez eux un sentiment doux et aimable, c'est une sorte de rage, qui leur enlève toute conscience et toute justice. Ils ne sont plus tolérants, ni sociables. Ils ne discutent plus. Ils ont la folie de Wagner et tout le reste n'existe plus pour eux. Ils méprisent Rossini et Meyerbeer ; ils dédaignent Beethoven, ils se moquent de Chopin. Si vous vous avisez, comme je le fais en ce moment, de toucher à leur fétiche, ils vous injurient sans mesure et sans courtoisie. Au besoin ils vous enverraient du papier timbré, pour vous entendre condamner à exalter le nom de Wagner et à brûler devant ses autels des tonneaux d'encens. Le wagnérien est une sorte de morphinomane, empaillé de Wagner des pieds au crâne, ne voyant que Wagner, le mangeant .comme une sainte hostie, rêvant de lui et n'admettant rien en dehors de lui. Le mal, ayant quelque charme - cela est possible - a fait des progrès effrayants. Ils étaient dix à en être infectés, ils sont cent, ils sont mille. Ceux qui ont de l'argent comme Louis II dépensent leur folie en ridicules prodigalités et mourront de fureur sur la paille humide. Ceux qui n'ont pas d'argent, et il y a beaucoup de wagnériens dans cette situation, ne sont plus capables d'affection de famille. Ils sont insensibles à la paternité, à la société, au printemps, à un bon dîner, à un beau livre, à un beau tableau, ils sont envahis par le fléau wagnérien, qui les dévore peu à peu jusqu'au parfait épuisement de leur sang, jusqu'au complet dessèchement de leur coeur.
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C'est en quelque sorte un avertissement de la Providence que le cri des médecins de Munich, disant : « Le Roi est fou. » Qu'ils fassent plus! qu'ils avouent que la cause du mal réside tout entière dans l'amour effréné, extravagant du pauvre monarque pour le terrible Richard. Cet aveu publié, qu'ils fassent appel au dévouement de notre illustre compatriote, M. Pasteur, et qu'ils provoquent sa sollicitude à étudier l'effroyable maladie, importée par le microbe de génie qu'on appelait Richard Wagner. Il appartient à M. Pasteur d'ouvrir, dans son Institut, une clinique nouvelle à l'examen du wagnérisme, qui est autrement pernicieux, à notre avis, que le choléra asiatique ou la rage elle- même. Le choléra et la rage sont connus. On en a peur, on s'en gare, on se précautionne contre eux. Mais le wagnérisme est un fléau en quelque sorte séduisant. Il pénètre doucement, s'insinue avec précaution, avec grâce, avec une certaine suavité. Ce n'est qu'à la longue que l'on s'aperçoit de ses ravages. Alors il est trop tard. On peut guérir du choléra, on peut guérir de la rage, on ne peut pas se sauver du wagnérisme. Un homme atteint est un homme mort. Ce qu'il faudrait, c'est trouver le vaccin contre le wagnérisme. Le mal est tellement subtil qu'il n'est pas admissible qu'on puisse le prévenir par une inoculation, opérée dans la première enfance. De quelle matière faudrait-il user? Le bacille wagnérien n'existe pas ou du moins je ne crois pas à son existence. Le wagnérisme est beaucoup plutôt le développement de certains miasmes musicaux, importés par les pianos et répandus dans les familles. On ne peut les combattre que par des semblables, comme on fait dans l'homoéopathie. Il faudrait soumettre le sujet, affecté de la rage wagnérienne, à une pression de mélodies italiennes, le plonger dans des bains d'harmonies rythmées, le frictionner à tour de bras avec des airs de danse pour éteindre réchauffement du sang et combattre l'excitation mentale, déterminés par le wagnérisme. Je ne me charge pas de résoudre le problème. Je crois seulement rendre quelque service en signalant le fait pathologique qui ressort pour moi de la démence évidente du roi Louis II, rapprochée de son fanatisme pour l'illustre maestro.
Albert Millaud."