Jean Didier Urbain, L'idiot du voyage, 1993.
Que ceux qui se disent voyageurs et méprisent le "touriste" ouvrent grand leurs yeux : les mecs, on est tous touristes ! Alors oui, à une époque, j'ai moi aussi craché au visage des sacs-à-dos-guide-du-Routard. Moi aussi, j'ai voulu péter plus haut que mon séant en affirmant à qui voulait bien l'entendre que je n'étais pas de ceux-là, que j'appartenais à la race supérieure des voyageurs. Sans doute avais-je abusé de la lecture des anciens qui véhiculaient une image un peu snob et élitiste du voyage et avais-je adhéré en bloc à cette philosophie discriminatoire et méprisante envers ceux que Jean Didier Urbain appellent les "idiots". Cependant, sous la plume de l'anthropologue, ce vocable n'a rien de péjoratif puisqu'il se réfère au sens grec d' "ignorant", celui qui ignore et qui, par conséquent, part à la découverte du monde. Peu importe la modalité, donc, dès que nous franchissons le seuil de notre porte, nous sommes des touristes. Dans l'esprit de ceux qui se prennent encore pour des voyageurs, il y a cette idée ancienne selon laquelle celui qui voyage découvre, observe les lieux dans lesquels il arrive comme au premier matin du monde. Or, de nos jours, il ne reste que très peu de blancs inexplorés sur les cartes et, inévitablement et grâce aux réseaux de communication pourtant si récriés, quelqu'un est déjà passé par là avant eux. Ce statut de privilégié tend donc à se déliter, voire à être totalement obsolète. D'autre part, ceux qui assimilent le touriste à ce type inculte et profanateur de sites, le nez rivé à son guide et suivant à la trace les circuits préconçus pour ses beaux yeux font plusieurs erreurs de jugement. La première, c'est que les guides "touristiques" existent depuis la Renaissance et que le fait de suivre un parcours pré-indiqué n'est pas vraiment une nouveauté. La seconde, c'est qu'aujourd'hui le tourisme est un fait social, mais que le touriste est différent du tourisme. Pour chaque touriste, il existe un mode de déplacement, un comportement et un mode de pensée uniques, ce qui fait que la variété des types de tourisme est infinie. Ce qui est très amusant, en plus, c'est que les fameux back-pakers qui inondent le web de leur autosatisfaction de pseudo découvreurs du monde, suivent eux aussi des routes fréquentées. Ils méprisent le tourisme de masse mais racontent tous la même visite dans la même ville, le même trajet, le même musée, la même forêt, la même spécialité gastronomique. Touristes, puisque je vous le dis ! Ces routards ne le savent pas, mais ils sont hypocritement enfoncés jusqu'au cou dans le fait touristique, puisque leurs récits soi-disant éclairés et humanistes sont autant de lieux qu'ils inscrivent dans le circuit : il n'y a pas plus idiot que le fameux "je vais vous révéler l'existence d'un endroit encore secret de la planète" lu par des millions d'internautes !
En fait, le principal problème demeure cette image péjorative du touriste qu'a créé la littérature de voyage, il y a quasiment deux siècles de cela et à cause de laquelle on s'en défend, on le rejette, on en a honte : on ne veut surtout pas être touriste. Et c'est là que Jean Didier Urbain est très fort : non seulement il nous explique qu'il est impossible de discriminer voyageur et touriste tellement les pratiques sont variées, mais, si on avait encore un doute, il réhabilite le touriste avec des arguments magistraux. Figurez-vous que le tourisme est un échange de signes identitaires. Figurez-vous qu'au lieu de dénaturer des cultures et de semer partout où il sévit une acculturation tueuse de civilisations, il pousse les contrées visitées à opérer une réaffirmation de leur identité qui a de quoi réjouir. Il s'agit, je cite, d'un "système d'itinéraires et de destinations à travers lequel les cultures récapitulent, expriment, échangent et valorisent les signes emblématiques de leur identité et de leurs différences". Si ça ne vous en bouche pas un coin, ça !
Au terme de cette lecture passionnante (dont je ne vous livre qu'un échantillon tellement elle est dense), je me dis qu'en me considérant "voyageuse", j'étais totalement arriérée. J'essayais de me coller dans un moule qui a explosé depuis longtemps et qu'en plus, j'étais prétentieuse :
- les espaces que je parcours ne m'appartiennent pas (d'autres y sont venus avant moi et d'autres y viendront après)
- je ne les ai pas découverts (j'ai cessé de me prendre pour Christophe Colomb et suis devenue plus humble, je vous le jure)
- ma vision des lieux que je visite n'est pas une Bible du voyage (c'est la multiplicité des points de vue qui fait le lieu et c'est ça qui est intéressant. Les concepts de vrai ou faux sont pure foutaise)
- Je suis étrangère hors de chez moi et ce n'est pas grave (j'ai beau parler la langue et essayer de m'adapter aux coutumes locales, j'ai beau mettre des tissus andins sur mon canapé et manger des pâtes au pesto, je reste étrangère à ces cultures et ce n'est pas grave : en revanche, ce qui est génial, c'est de prendre conscience de cela et de goûter à la saveur inestimable de l'échange).
Au fond, la question n'est pas de savoir si nous sommes un tas de gras trop bronzé étalé sur une serviette sur une plage de la Costa Brava, ou bien un trekkeur solitaire sac à dos chaussures de rando dans une plaine de l'Afghanistan. La question n'est pas de savoir ce qui est bien ou mal, ce qui est juste ou faux, ce qui est tourisme et ce qui est voyage, puisque l'un et l'autre fond partie d'un même fait social : le tourisme. La question réside dans le choix et dans ce qui fait notre identité profonde : trouver le mode de voyage qui nous correspond le plus, adapter notre manière de voyager à notre personnalité et, surtout, aller à la rencontre de l'Autre.