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(Note de lecture) Marie-Elisabeth Caffiez, "Sous les yeux des aïeux", par Laurent Albarracin

Par Florence Trocmé

CaffiezMarie-Elisabeth Caffiez est l’un des nombreux hétéronymes d’Ivar Ch’Vavar. Elle avait déjà fait une apparition dans l’Anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le Nord de la France (1). Prendre un hétéronyme, pour Ch’Vavar, n’est pas seulement se camoufler sous une identité fictive, c’est adopter un point de vue (nous verrons lequel) et c’est choisir une position essentiellement hétérodoxe, à l’opposé de la culture dominante, officielle et bienséante.
Mais Caffiez a bien une identité, et même une biographie : épouse Bournois, née en 1951 à Wambercourt, village proche d’Hesdin non loin de Montreuil-sur-mer (Pas-de-Calais) où elle entra au collège-lycée et fit la connaissance d’Ivar Ch’Vavar. Elle aurait écrit sur le tard, « pour emmerder Bournois ». Dans ce recueil elle évoque son enfance et son adolescence au village. Son enfance, et même un peu en deçà. Il y est fait mention par exemple de l’an Quarante : « j’avais moins onze ans / Et ce fut mon meilleur moment ». Le moins que l’on puisse dire est que le livre n’est pas guidé par une rationalité étroite ni non plus par une nostalgie conventionnelle, celle qui consisterait à faire resurgir un passé embelli. Placé entièrement sous le signe des ancêtres, le monde que reconstruit Caffiez/Ch’Vavar est un monde rural, dont la temporalité est comme fracturée, habité par les fantômes et les animaux domestiques (ceux donc qui vivent à proximité de la maison : lapins, poules), traversé par les relations violentes et cruelles entre les protagonistes. Ce sont les années Soixante (il pleut des cadeaux Bonux, on aperçoit les Shadocks) mais celles-ci enchâssent étrangement un âge bien plus ancien, sans doute médiéval, présent à titre de fond archétypal et régi par un autre type d’imaginaire que celui qui prévaut dans nos sociétés civilisées et policées : celui de la culture comique populaire. On peut lire en effet Ch’Vavar à la lumière des travaux de Mikkaïl Bakthine (2). Celui-ci entendait sous cette notion la valorisation des images du bas matériel et corporel. Le corps chez Ch’Vavar est souvent grotesque, boursouflé par le vent de la folie, folie de la fête populaire et folie de l’esprit venu au corps par le ventre. Le vent, c’est le pet. Le pet, c’est l’âme. Ch’Vavar le sait qui dans une note lexicale de l’un de ses poèmes indique : « péter bleu : mourir » (rendre l’âme). Le scatologique chez Ch’Vavar n’est pas satirique, il a une fonction quasi religieuse : il permet le retour des morts, la présence effective des aïeux sous une forme odorante qu’on hume mélancoliquement. Le comique populaire que Ch’Vavar réactive joue sans cesse d’une inversion des images du haut et du bas. Les gestes rabaissants, et dieu sait s’ils sont nombreux chez lui, sont aussi ceux qui régénèrent. Ambivalence de ce bas qui est à la fois fertile et extrêmement dangereux au sens où ce sont bien les morts qui peuvent s’engendrer à travers lui.
On n’en finirait pas d’étudier les images vavariennes sous cet aspect-là. Son poème « L’automne enfin », par exemple, personnifie la saison sous la figure d’un homme ventru (« Il a une petite bedaine ») qui « rote et pète comme bon lui semble ». Il est couleur de citrouille – il signale par sa proéminence une certaine abondance dont il est enceint – mais il est inquiétant aussi parce que « couleur de tuile » (il est donc de mauvais augure, annonce un malheur et en effet la tuile viendra « frapper à la tempe ») et parce que « la peau de sa face est pleine de brin de Judas » (c’est-à-dire des taches de rousseur précise une note) où le roux dénote évidemment le diabolique.
Le point de vue adopté par l’hétéronyme Caffiez est donc non seulement féminin mais encore sexuel, c’est celui qui écartèle le réel à partir du bas et bizarrement constitue en quelque sorte l’angle de vision de l’entrejambe. Voir c’est aussi se montrer, c’est offrir sa viande :
Cuisses dressées écartées : tenant le matin entre elles.
V comme victoire et vagin, vague et viande – vide.
Et comme
voir. (...)

L’obsession de Ch’vavar est bien de voir mais de voir d’une manière qui s’incarne, qui prend, littéralement, chair :
Je m’assieds devant le poste
(Un Ducastel noir et blanc)
L’image est une andouillette
Qui crachote dans sa poêle.

On a le son avec l’image, c’est-dire qu’une image poétique offre plus que la seule représentation : on dirait qu’elle va se mettre à parler (au moins elle crachote) et à prendre vie.
Surtout, pour que la vision soit effectivement ouvrante, effractive dira-t-on, il importe qu’elle soit scandaleuse, scabreuse, qu’elle soit proprement un esclandre. D’où la nécessité de se tenir en effet sous les yeux des aïeux et de se regarder par leurs yeux réprobateurs puisque c’est ainsi qu’on les fait revenir : en blasphémant leur mémoire. Caffiez agit de façon obscène sous le regard des ancêtres pour emprunter leur vue horrifiée, scandalisée, la seule qui soit à même d’entrouvrir la porte fermée du monde, quitte à risquer par là de leur ouvrir aussi la possibilité effrayante d’un retour parmi les vivants.
Quand est-ce que le monde est neuf ? Poétiquement neuf ? C’est quand il est vieux, répond Ch’Vavar, c’est-à-dire tout proche de l’originel, de l’originaire, même, au sens où l’origine (l’enfance mais aussi le monde des ancêtres) engendre et fertilise l’âme du monde. Ce qui est rabaissé, ce qui est bas – ce bas matériel et corporel exhaussé par le comique populaire – seul est capable d’accoucher d’un monde nouveau, véritablement animé, fût-ce par l’esprit des morts.
Laurent Albarracin

1. Cadavre grand m’a raconté, coédition Le Corridor bleu/Lurlure, 2015
2. Mikkaïl Bakhtine : L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen âge et sous la Renaissance, Gallimard, 1970.
Marie-Elisabeth Caffiez, Sous les yeux des aïeux, Pierre Mainard éditeur, 57 pages, 2017, 12 € - sur le site de l’éditeur avec un poème du livre


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