Des origines à l’imaginaire médiéval
Dragon, art ancien, iconographie, mythologie | Publié par Anna M. Migdal le 13 novembre 2017.
Première partie
Une créature bien curieuse hante l’imagination populaire depuis des siècles, pour devenir l’un des monstres les plus remarquables des mythologies à travers l’Eurasie, le monde oriental et enfin l’Occident. Pourtant, l’ambiguïté d’une telle incarnation du grand serpent – tantôt céleste, tantôt chtonienne ou aquatique – enveloppée des forces naturelles à dompter, ne fut jamais vraiment saisie par la pensée européenne médiévale. Comme l’avait déjà expliqué Jacques le Goff, la culture cléricale profondément manichéenne réduit le symbole polyvalent, celui de destructeur et de fécondant à la fois, à un sens univoque. Ainsi, le dragon prendrait figurativement la place du Mal dans le combat éternel avec le Bien, en jouant un rôle saisissant dans les croyances, les légendes et conséquemment dans les arts.
À la recherche d’un modèle iconographique
La diversité morphologique des espèces de dragons, transmise par des textes et un large corpus d’images entre l’Orient et l’Occident, dévoile toutefois la contiguïté de leurs principaux aspects. Il y est donc souvent question d’une créature reptile dont la puissance demeure dans sa longue queue en pointe, laquelle comme d’un coup de fouet peut écraser tout ce qui se trouve sur son chemin. Son corps ailé couvert d’écailles s’envole dans l’air, en crachant parfois de sa gueule des flammes, le venin du dragon étant pourtant inoffensif. Ce qui est intéressant, ce que l’image d’un tel animal, amphibie ou terrestre, dont l’ancêtre serait le serpent, est commun à de nombreuses cultures, datant des anciennes civilisations.
En admettant que la créativité humaine ne se forme que par elle-même, mais elle puise toujours, d’une manière ou d’une autre, aux sources d’inspiration diverses servant de modèle initial, nous revenons sur l’origine de cette figure mystérieuse évoluant au cours des millénaires. Le dragon fantastique, imaginé avec des griffes de lion, des ailes d’aigle et une queue de serpent, renvoie à un animal bien réel – un lézard d’une vingtaine de centimètres de long, lequel existe dans les forêts tropicales asiatiques, ses ailes lui permettant de planer. Donc, c’est un animal aussi petit que faible, comme l’on décrit dans une Histoire naturelle au XIXe siècle. À part cette seule espèce capable de voler, les varans géants font aussi penser aux dragons légendaires en raison de leur allure spécifique. Et, tel qu’il nous apparaît dans les arts visuels d’aujourd’hui, l’animal fabuleux vivifié notamment par de nombreuses animations cinématographiques, on en cherche la confirmation – picturale ou sculpturale – des origines.
Jan Jonston, Historiae Naturalis : De Serpentibus et Draconibus Libri II, 1653. Athanasius Kircher, Mundus Subterraneus, 1665 : description d’un dragon.
Au berceau des civilisations
Tout d’abord, il faut constater qu’on ne dispose d’aucun exemple de ce genre, même approximatif, provenant des périodes préhistoriques. L’homme primitif tourné vers la nature, laquelle fut apparemment pour lui une traduction de l’Au-delà, l’art pariétal nous renvoie aux différentes figurations zoomorphiques, réalistes ou schématisées, attachées à un chamanisme, mais comprenant toujours « un certain ordre naturel des choses ». En revanche, on observe un développement progressif de l’imaginaire à la charnière Mésolithique – Néolithique. Une découverte singulière attire tout particulièrement notre attention, car elle s’inscrit en quelque sorte à notre recherche typologique du dragon. Le site Göbekli Tepe en Turquie – le plus ancien temple de l’humanité datant d’entre 12 000 et 10 000 ans BP – contient, parmi plusieurs monolithes aux reliefs du style animalier creusés dans la surface plate des piliers, une sculpture en ronde-bosse assez frappante. Une créature reptilienne descendant sur le côté d’un pilier mégalithique en forme de T, témoigne d’une véritable maîtrise sculpturale. Son originalité se traduit non seulement par son élaboration formelle déjà d’un certain niveau artistique, mais aussi par le choix et la disposition du thème, figurant une espèce de lézard farouche. Cependant, les mythologies de l’époque protohistorique restant obscures, il est impossible d’expliquer sa présence dans un contexte rituel.
Göbekli Tepe, 12 000 – 10 000 BP
C’est le monde suméro-babylonien qui dévoile un large répertoire iconographique de créatures fantastiques appartenant aux mythes fondateurs, repris par la suite dans la tradition judéo-chrétienne. Des monstres fantastiques apparaissent dans les scènes de combats mythologiques des dieux, comme sur une plaque en coquillage gravée (datée d’environ 2900-2300 avant notre ère), représentant un dragon-à-sept-têtes en face du dieu Ninurta – six des têtes du dragon sont dressées, tandis qu’une tête abattue pend en bas. La scène similaire fut également réitérée sur un sceau provenant des temps de Sargon d’Akkad, où deux dieux attaquent en face et par derrière une hydre à sept têtes ; trois têtes en vie se battent, mais quatre autres sont déjà défaites, les flammes s’élèvent du dos de la bête. Plus qui est, l’animal attribut du dieu Marduk (Bal-Marduk) était le grand dragon-serpent rouge (mushkhushu). Et d’après un mythe, illustré sur les quelques tablettes d’argile mésopotamiennes, le dieu Marduk, pour régner sur le monde entier, combattit Tiamat, une divinité ayant l’aspect d’un serpent gigantesque ou d’un dragon.
Période des dynasties archaïques, 2900-2300 avant notre ère. Bible Lands Museum Jérusalem.
Sceau-cylindrique akkadien, 2300-2200. Musée national irakien de Bagdad
Un mušhuššu, détail de la Porte d’Ishtar, Babylon, VIIe s. av. J.-C., Musée de Pergame (Berlin)
Dragon mushkhushu, 800-550, av. J.-C., The British Museum
Dieu Marduk tuant Tiamat, sceau-cylindre néo-assyrien, 900-750 av. J.-C.002
Les récits grecs, influencés par la tradition proche-orientale, reprennent ensuite les images de telles créatures au pouvoir surnaturel (Hésiode, Théogonie, v. 820-880). C’est le cas de Typhée (Typhon), le monstre effroyable à cent têtes de dragon pour doigts – une divinité singulière qui contient en elle-même toutes les forces de prolifération et d’altérité incarnées respectivement par Gaïa et le Tartare, de laquelle union il fut engendré. Vaincu par Zeus, emprisonné dans la terre, il est devenu la personnification des forces volcaniques, en donnant par la suite la vie au chien Cerbère, à l’Hydre de Lerne et à la Chimère. Très proche morphologiquement du dragon serait donc aussi cette Hydre qu’Héraclès combattit, ayant ainsi accompli le deuxième de ses douze travaux.
Typhon, kylix, 560-500 av. J-C., MMA
Combat entre Zeus et Typhon, hydrie, 540 av. J-C. Le Staatliche Antikensammlungen, Munich
Hercule tuant l’Hydre de Lerne, mosaïque, 170-180 ap. J.-C. Saint-Paul-Les-Romans, Villa des Mingauds, Drôme
Enfin, la figure fantastique à sept têtes appelé Lôtan, issue de la mythologie mésopotamienne, inspira les visons vétérotestamentaires, desquelles naît l’image du Léviathan – un monstre marin d’origines phéniciennes, l’incarnation des forces du mal agissant dans le monde. Il en est fait mention à plusieurs reprises dans les textes bibliques (dans des Psaumes, les Livres de Job et d’Ésaïe, ainsi que dans la vision de Daniel) et on l’associe à la Bête de l’Apocalypse portant septe têtes et dix cornes. D’après une histoire ougaritique le dieu phénicien Baal-Hadad combattit un dragon-serpent à sept têtes vivant dans la mer. Et, cette histoire fut reprise dans les Écritures des Hébreux, dont le dieu Yahvé écrasa le dragon, apparenté aussi à un monstre babylonien figurant l’Égypte, l’ennemi d’Israël. Le récit a son prolongement dans l’imaginaire apocalyptique pourvu d’un merveilleux corpus d’enluminures que nous évoquerons ci-après, à propos des narrations répandues en Occident chrétien au Moyen Âge.
À suivre : dragon païen / dragon chrétien / bestiaire.
Liber floridus, 1120
Apocalypsis cum figuris, 1275-1300
Bête de l’Apocalypse à 7 têtes et 10 cornes Apocalypse IXe siècle Valenciennes, Bibliothèque municipale, ms. 99, fol. 25
Sources:
- The British Museum
- La BNF
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