Je ne sais s'il faut prendre le titre au pied de la lettre. Mais comment le prendre autrement ? Toujours est-il qu'on arrive après. Après la bataille. Et quelle bataille ! D'entrée de jeu le ton est donné, dès le premier vers. Et de quelle façon ! Magistrale, quoique sans plus d'histoires. Un constat, en somme : " Et voilà soudain il ne reste pas grand-chose... " Pas grand-chose ? Rarement litote fut poussée à ce point. Qu'on en juge :
... Nadia fut trouvée noyée
sous une écluse Prokop a fini de respirer malgré la bouteille d'oxygène
Karel Š. a disparu à jamais dans la forêt
Moi-même d'un seul coup d'œil retourné depuis les boîtes à lettres
vers l'escalier j'ai vu se dissiper d'emblée quarante ans de vie en France
Ainsi commence ce long périple - poème dont chaque séquence relate un instant de vie, fait ou geste sans importance, si ce n'est celle que l'écriture lui confère par la distance qu'elle instaure entre la chose rapportée et ce qu'on en retire, sans parler du phrasé au rythme duquel le poète nous a habitués de longue date. Épopée ordinaire sans héros véritable(s) hormis ces personnages (émigrés pour la plupart comme Král) qui la traversent sans prendre le temps de s'y fixer autrement que par un nom, plus souvent un prénom qui, les tenant éloignés, nous les rend proches un instant, semblables à ce qu'ils sont (ou furent) dans la vie. Une vie ordinaire, avec ses hauts et ses bas, ses fringales et ses manques, ses poussées de désir, ses fièvres, ses lumières comme ses gris, bref tout ce qui constitue et rappelle l'univers si particulier de Petr Král. Où se confrontent en permanence - comme dans la vie, du reste - le réel le plus prosaïque et le petit miracle de rien qui annonce la merveille. Ainsi passe-t-on du " même œuf dur " partagé avec les prolétaires à " un diamant égaré " resté " dans l'ultime plumier de bois ". On voit par là que la vie ordinaire, pour qui a l'œil, recèle de secrets, de mystères. Il en ressort une sorte d'étrangeté un rien magique. Car enfin l'évocation d'un passé, certes balayé ici à la vitesse de l'éclair, aurait toutes les chances de lasser le lecteur. Or c'est tout l'inverse qui se produit, on est pris dans une narration dont le swing perpétuel nous entraîne, sans jamais nous donner l'impression d'arriver quelque part. Non que le récit cultive un onirisme statique, au contraire, le but à atteindre est ailleurs. Si même but il y a, hormis le seul qui importe et qui a nom poème. Qu'on se gardera bien de définir plus avant, tant les arguments que nous avons à notre portée risquent de se révéler inadéquats pour saisir cette sorte d'incandescence dont fait montre l'art de Král, bien qu'il ne mobilise comme à son habitude que des accessoires pauvres, sinon usés. Mais voilà ! " Le monde se révélait en marche ". Tout est là. Dans cet en-avant perpétuel, cette façon de faire front aux évènements sans jamais larmoyer. Le contexte n'est pas si drôle pourtant. Mais il y a chez Král un tel art de la fulgurance, qui marie à merveille la fugacité d'apparition de certains plans à des effets de ralenti extrême ; une occasion pour lui de mettre en cause l'évidence : " Le trottoir d'en face se trouvait parfois plus loin / que l'autre bord de la ville ", comme de tordre le cou à toute grandiloquence : " À Venise en face de chaque quai / s'en trouve un autre ". Usant d'un travelling permanent, l'œil de Král s'empare du monde à la façon d'un frisson. Rien n'y est jamais immobile, saisi à l'instant qui précède sa disparition. Une disparition anticipée, probable du fait même du déplacement du regard - on dirait bien de la caméra -, à l'image des corps arrachés à un plaisir furtif. D'où cette sensualité à fleur de mots, des plus discrète pourtant et dont on ne prendrait garde si une attention de chaque instant aux détails les plus réalistes, les plus inattendus aussi, mais combien révélateurs d'un univers urbain qui n'existe que par ce qui subsiste de lui dans nos mémoires : " L'entreprise Váňa [...] n'avait laissé ici que la signature calligraphique / sur la blanche poignée des chaînettes de chasse d'eau ". Comme dans la vie on passe du salon aux toilettes, et vice versa. Comme on passe du proche au lointain, de ce qui semble immuable à ce qui risque à tout instant d'être balayé par " l'éclipse fatidique ". Pour vagues qu'elles soient et si peu appuyées, ces résurgences du quotidien n'en évoquent pas moins le souvenir d'une Histoire dont le tragique n'est pas absent. Un tragique qui ne se dit pas comme tel, ramené à sa dimension (tristement) quotidienne : " Quelque part à l'autre bout du courant d'air / on exécutait quelqu'un ". Cela dit comme ça en fin de strophe, rien de plus, comme si le gris de l'époque affectait la vie même, dans ce qu'elle a de plus ordinaire, de plus dérisoire : " Personne n'était obligé de se laisser distraire / par une recherche personnelle tous passaient paisiblement leur temps / à se tenir debout dans une queue commune ". Où l'on retrouve l'anonymat des foules, le caractère grégaire des uns et des autres qui sert ici de toile de fond à l'évocation de ces années passées loin de son pays d'origine et de lui-même en quelque sorte, maintenant qu'il a regagné sa Prague natale et que l'imparfait donne à ces instants arrachés à la brume des jours ordinaires la saveur retrouvée d'une jeunesse ardente. Alors " Parler ou bien se taire ", quand seul importe de " ne mettre jamais le point final ". On se le tient pour dit.
Pascal Commère
Petr Král, Ce qui s'est passé, Peintures de Vlasta Voskovec, le Réalgar ( collection l'Orpiment), 2017, 56 p, 14 €.