Sous l’écrasante chaleur de l’été méditerranéen, des jeunes de La Ciotat s’engueulent. En arrière-plan, les énormes grues de l’ancien chantier naval. Le sujet de la querelle : faut-il vivre éternellement dans la nostalgie du port ? ou les nouvelles générations peuvent-elles s’affranchir de la mémoire locale ? mais alors, pour aller vers quoi ?
Fractures sociales et lutte des classes
Avec L’Atelier, Laurent Cantet corrige les défauts de son précédent film, Entre les murs. S’il met de nouveau en scène la confrontation entre un adulte, ici Olivia Rosenthal (Marina Foïs), romancière parisienne venue animer un atelier d’écriture à La Ciotat, et un groupe de jeunes gens des milieux populaires (tous acteurs amateurs), il dépasse cette fois le strict cadre de l’affrontement entre une figure d’autorité et des rebelles irresponsables. La confrontation se fait en eaux troubles : figure honnie de la bourgeoisie parisienne, débarquée comme un colon dans les quartiers pauvres de Provence, Olivia n’a pas tant à apprendre aux jeunes qu’à apprendre d’eux. L’autorité se déplace, et se disloque. Plusieurs fortes têtes émergent du groupe : Malika (Warda Rammach), fière gardienne de la mémoire ouvrière de la ville ; Boubacar (Mamadou Doumbia), médiateur fanfaron des échanges musclés autour de la table ; et surtout Antoine (Matthieu Lucci, véritable révélation), dont l’irréductible arrogance et la fascination perverse qu’il exerce sur Olivia le met à l’écart du groupe.Comme pour Entre les murs, Laurent Cantet dresse le portrait physique et moral d’une certaine France populaire. Dans les divisions internes au groupe se rejouent, à échelle plus humaine, plus incarnée (et avec quelle spontanéité de la part des acteurs !), les fractures nationales : Malika, Boubacar et l’affirmation d’une identité ouvrière ; Antoine et la frange violente, à la limite du fascisme, de la société ; Olivia et la bourgeoisie parisienne déconnectée des réalités. Peur du djihadisme, crainte du déclassement, phobie des étrangers : tout un concentré de malheurs se discute, et se dispute, autour de la table.
Matthieu Lucci, nouveau James Dean
Mais L’Atelier ne saurait se réduire à la passive auscultation d’une France malade. Plus que vers les documentaires, Laurent Cantet lorgne vers Nicholas Ray et sa mythique Fureur de vivre (Rebel Without a Cause, 1955). Antoine/Matthieu Lucci campe ici un nouveau James Dean, auquel l’acteur français emprunte le jeu très physique, le visage fermé, à la lisière de la brutalité. Pure énergie, force insoumise, Antoine a de quoi séduire Olivia, qui découvre par effet de ricochet la fadeur des adolescents de ses polars. Comme James Dean, Matthieu Lucci avance vers on ne sait quoi – mais il y va franchement, car son image et son corps (mis en abyme dès le premier plan, tiré du Witcher 3) le portent mieux que n’importe quel discours.Toutefois, à la différence de Ray, Cantet ne verse pas dans le misérabilisme. Ses jeunes n’ont rien de désœuvré. Si effectivement, ils ont tendance à se plaindre de leurs conditions de vie, c’est pour s’en moquer et se les approprier. C’est au contraire le regard passéiste et plein de complaisance que la Parisienne jette sur eux qui les agace ; car il les réifie, leur ôte une capacité d’agir en plein bouillonnement, qui cherche encore quelle forme se donner.
Chantier naval, western et post-apo
Aussi, pour laisser libre cours aux corps de ses acteurs et à leurs éclats de voix, Cantet adopte un remarquable cadrage : des plans serrés en Cinémascope. Dans ce format étroit où se dessine au loin l’ancien chantier naval, les corps manquant d’espace se rencontrent, se bousculent, se percutent. Western en huis-clos, où les mots claquent comme des balles, et les insultes virent au règlement de comptes entre factions rivales. Surtout, la majesté du format Cinémascope donne à la ville industrielle une nouvelle image. Avec ses énormes grues surgissant dans le plan et rayant le décor carte postale des calanques, La Ciotat verse dans le paysage post-apocalyptique. Si l’on prend en outre la définition que donne Tom Cuisinier--Rosset du post-apocalyptique, à savoir la perte d’« outilité » et de réticularité du monde – que faire de ce dernier lorsque ses objets ont perdu leur sens ? –, on remarque que l’ancien fleuron de l’industrie navale française entre dans ce genre de films. Et ce faux western qu’est L’Atelier concrétiserait ce qui se trame de manière souterraine dans cette France désindustrialisée : le choc des énergies dans un monde qui s’effondre, et qui hésite encore sur son prochain mode d’être.
L’Atelier, de Laurent Cantet, 2017
Maxime
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