Hawad, peintre et auteur, a publié en mars dernier aux Editions Gallimard, Furigraphie, anthologie de ses œuvres écrites entre 1985 et 2015 et nom donné également à une exposition picturale qui s’est terminé à Niamey en mai 2017. Né au nord du Niger au sein d’une famille touareg, il porte dans ses œuvres une philosophie du mouvement, au sein de laquelle puiser pour comprendre les frontières, traversées et migrations actuelles et à venir.
Dans le poème « Détournement d’horizon » vous dites que vous les nomades vous ne souhaitez ni être reconnus, ni intégrés, ni avoir de la paix, de la reconnaissance ou de la pitié. Que vous n’avez pas besoin d’une carte de séjour, de travail, d’une carte géographique pour savoir d’où vous venez, qui vous êtes, et où vous allez. Que vous ne nécessitez pas de carte de crédit, ni de visa. « Ce que nous voulons/, c’est raviver/ la dynamite de nos yeux/ sur les racines du regard/ amnésique et blême/ qui nous fixe » mais aussi « demeurer la terreur latente/ qui désintègre l’horizon/ en infinies multiplications ». Comment exister hors de ces frontières aujourd’hui ?
Dans ces vers, je ne parle pas seulement des nomades mais de toutes les marges du monde. Il nous faut inventer notre univers. Le malheur des marges, c’est de vouloir être au centre. D’avoir des cartes visa comme tout le monde, une carte de séjour, un petit territoire clôturé, avec sa frontière, son drapeau… Non ! Construisons d’autres notions. Partons vers le cap indiqué par les coups de pieds qui nous excluent de l’humanité et de la vie pour y créer nos propres carrefours d’utopies!
Evidemment nous ne pourrons faire ce travail difficile qu’en décuplant notre regard et notre conscience, et aussi, en obligeant l’autre à nous voir tels ce que nous voulons être, et pas seulement tels que nous sommes. Car en voulant séduire l’autre, à la fin, on finit par lui ressembler. Le cadre d’où on nous exclut n’est pas un abri pour nous, mais un chaos, il faut recycler ce chaos comme un matériau à dynamiser pour défricher d’autres univers, d’autres rêves.
Par exemple, en ce moment une grande partie de mes frères africains court vers l’Occident. Mais pourquoi ne partons-nous pas vers nous-mêmes ? Quand je dis cela, je ne parle pas de se renfermer, mais d’ouvrir d’autres cadres, d’imaginer d’autres formes d’organisations politiques, économiques, culturelles. Une autre manière d’être, simplement. Différente de celle de celui qui nous excommunie, qui ne veut pas de nous, mais qui surtout … Lui-même n’existe plus ! Le système est en faillite, il est dans l’abime. Il n’y a que les marges du monde, les marges de la douleur, qui lui amènent un renouveau. Pourquoi venir avec notre misère qui est notre richesse vers le centre qui nous étrangle, nous trie, nous charcute, à longueur de journées. Si les périphéries décidaient de se recentrer sur elles-mêmes, l’énergie que nous gaspillons en stimulant le monstre, nous fournirait des provisions pour trouver d’autres axes, d’autres issues. Pour cela, il faudrait bousculer nos aliénations, révolutionner nos rêves. On en est loin, pour l’instant, on essaie de rafistoler des bouts de ficelle d’utopie.
Dans « Yasida » vous vous déplacez à New York pour décrire des sans-abri de Times Square, et dans le même cadre vous comparez les Noirs d’Amérique en quelque sorte aux nomades du désert du Sahara. « La complainte du saxophone de ce vieil aveugle, chaque fois que je l’écoute chanter le deuil des Noirs de l’Amérique, renvoie mon âme au chagrin et à la nostalgie des chameaux de mes ancêtres » (Yasida). Sur quelles ressemblances se bâtirait-elle la communion d’esprit entre ces populations ?
Il s’agit des extrémités de la douleur. La douleur d’être déplacés. Déplacés par la force dans le cas des Noirs d’Amérique. On les a arrachés à eux-mêmes. L’ogre, qui avait besoin de leur chair, les a amenés dans son centre, dans son cadre, pour bien les manger. C’est la même chose pour les nomades. Ils quittent leur désert minéral confisqué par les multinationales et les Etats qui ont besoin de leur sous-sol, pour tomber dans le désert des villes, des cités et dans la nasse des frontières.
Dans les deux cas, il s’agit d’hommes libres interrompus dans leur parcours et jetés dans l’abîme. Des hommes privés de chez eux et privés d’eux-mêmes, comme ceux qui échouent aujourd’hui sous les buildings de New York ou sous les projecteurs des falaises de Lampedusa. Dans Yasida, le personnage de Bilal, l’aveugle, est un passeur qui ramène vers le désert les êtres échoués dans les décharges de l’histoire. Il a préféré être aveugle pour retrouver son nuage noir, ce que les Amazighs appellent agnaw, d’où vient le mot « Guinée », c’est-à-dire ce qui n’est pas immédiatement visible, l’obscur qui contient toutes les potentialités, le réservoir d’où germeront de nouvelles vues, de nouvelles voies, de nouvelles idées, de nouveaux souffles. Bilal est capable d’être à la fois à New York et dans le désert du Sahara, avec son saxophone et son regard de ténèbres. C’est la même chose pour Yasida, sa sœur nomade dont la transe relie l’adret et l’ubac de la Méditerranée.
S’il fallait bâtir une nouvelle société, quelles sont les valeurs que vous mettriez en première ligne ?
Je suis pour une organisation de type anarchiste : fédérer les groupes, les peuples, les esprits, sans hiérarchie verticale, sans chef, sans maître à penser. Le seul cadre devra être moral, ça veut dire que si vous savez faire du pain, je vous reconnais cette compétence et ce rôle, mais je ne vous donne pas l’autorité de me broyer, de m’écraser et de construire Times Square sur mon dos, sur ma cervelle. Il nous faut une autre forme d’organisation, d’imaginaire, de regard. Pourquoi ne pas fédérer les peuples, du moment où l’on reconnait à l’autre sa particularité et sa différence ? C’est pour cela que je définis mon écriture ou ma peinture comme furigraphiques. La Furigraphie doit briser les chaînes qui ne viennent pas seulement du monstre, mais de soi-même également, parce que quand on est alignés, on suit la logique du monstre. Regardez, par exemple, nos filles africaines au teint sombre qui brille d’une telle beauté et qui le falsifient pour s’approcher de la couleur imposée par des siècles de domination, le blanc. Je ne suis pas contre le blanc, ni le noir, ce qui m’intéresse, c’est toute la gamme des corps. Mais quand la couleur blanche mange la couleur noire, là je me révolte. Contre celui qui impose sa couleur blanche, mais aussi contre celui qui rejette sa couleur noire. J’essaie de construire un homme sans couleur. Un homme fait d’une encre rouge, une encre concentrée, celle des profondeurs, celle de l’intérieur, qu’on ne voit pas avec les yeux de la tête.
Dans « Tamajaght » on lit : « Elle tresse une natte en feuilles de palmes/ pour son mari qui a conduit la caravane/ hors des frontières/ agenouillé par les chaînes des prisons/ et le brasier des tortures/ ou pour son frère en exil/ errant d’une étoile à l’autre/ pour éviter le manteau étroit des cités/ et leurs cellules d’asile » (Tamajaght). En parlant de l’exil à la place de l’asile, à quels évènements spécifiques vous référiez-vous ?
L’asile, c’est les frontières et les Etats. C’est la prison. L’homme ici évoqué a préféré l’exil. Je vois nos frontières actuelles, en Afrique, comme des prisons. C’est des chaînes de fer et de feu. Que faire quand on n’a pas assez de force pour résister sur place ? S’évader ? Les gens préfèrent se jeter dans la mer, à la mort.
Tamajaght désigne la femme touarègue, mais aussi l’autochtone, celle qui habite sa terre, qui demande juste la liberté de vivre, mais qui est emprisonnée sous le carcan des Etats-Nations qui sont là pour la recadrer, lui dicter son mode de vie, la séparer de ses frères qui sont de l’autre côté de la frontière et avec lesquels elle pourrait s’organiser et partager la misère ou la richesse, partager les idées, les rêves et la poésie.
Dans ce poème, je fais allusion aux années 1960 après le soulèvement de l’Adagh et aussi aux années 1980 et 90, quand les Touaregs, étranglés par les frontières, traqués par les armées, considérés comme des étrangers sur leurs propres terres fuyaient le Mali et le Niger. Je parle du quotidien des Touaregs, étranglés entre cinq Etats. Rester sur place, c’est l’asile. Partir, c’est l’exil. Les deux solutions sont difficiles. C’est l’état des Touaregs jusqu’à aujourd’hui.
Dans plusieurs de vos œuvres vous parlez des résistants. Dans « Sahara. Visions atomiques » la figure du résistant est associée à celui qui porte l’oppression exercée de tous bords, c’est-à-dire par les pays coloniaux européens avant et les pays indépendants africains après. On voit que la réponse à cette oppression est celle d’être toujours en mouvement. Les gens qui sont restés, quel genre de fardeau portent-ils aujourd’hui ?
Celui d’être accablés, complètement. Ce sont des morts vivants. Il ne leur reste que le regard et le souffle. Ma furigraphie parle de cela, du bricolage tenté pour faire fructifier et de prolonger leur souffle et leur regard. C’est la seule chose qui me reste et qui leur reste. Les biens les plus importants, on nous les a volés. Je parle de nos terres, parce qu’il y avait de l’or, de l’uranium, du pétrole, du gaz. Et pire, aujourd’hui, ce qui est menacé, c’est notre imaginaire. Il ne nous reste que le souffle et le regard. J’en fais une alchimie, quelque chose de subtil, pour prolonger cette essence, pour qu’elle soit insaisissable, difficile à broyer, difficile à canaliser, à contrôler par l’oppresseur. Donc allégeons-nous, prenons ce qui est indestructible en nous. Et pour moi le souffle et le regard que nous portons sur nous-mêmes et sur les choses ne sont pas faciles à emprisonner. La poésie nous aide à les raccommoder, à les prolonger, à les hisser, à leur faire des attelles, à les synthétiser avec d’autres souffles ou d’autres regards. De temps en temps, c’est le souffle qui précède le regard, d’autres fois, c’est le regard qui avance avant le souffle. Qui dit regard dit conscience. Tout ce qui vous a marqué, faites-le vôtre et tout ce qui vous appartient, dépassez-le encore pour un nouvel apport.
A un moment vous écrivez : « En 1917 la France nous a châtrés/ puis le Niger nous a jetés/ dans un marécage de gale/ le Mali nous a tannés de poux/ la Libye nous a empâté la langue/ l’Algérie nous a mis le licou/ pour nous fixer sur l’excrément/ et la charogne/ et les fantômes de nos sœurs haletant/ et avortant et ululant et gémissant » (Buveurs de braises). Dans un autre poème on parle à nouveau de stérilité : « Louange aux mères,/ nos mères aux mains nues,/ armées du cordon ombilical des avortons,/ nos frères éphémères/ qui dissuadent le ciel/ de s’effondrer sur le vent » (Le coude grinçant de l’anarchie). Pourquoi ce lien entre l’histoire subie par les Amajagh-s et l’avortement dont ils se font porteur ? Quelle symbolique attribuez-vous à ce mot ?
L’avortement, c’est la bombe des pauvres. Tous ces avortons, je les considère comme des grenades à jeter à la figure de ce qui nous fait avorter, c’est-à-dire qui nous stérilise. Ici, j’appelle à transformer en outil de résistance les avortons que nous sommes devenus. Avorter, ça veut dire ne plus avoir d’horizon, parce que cet horizon est étranglé. Pourquoi mettre un être au monde, lui donner la vie, du moment où il ne pourra pas vivre ? Il faut recycler l’avorton face à la figure de ce crépuscule de plomb. Parce que j’ai l’impression que même l’aurore, l’aube qui va venir, pour l’instant n’est pas au rendez-vous. Elle est assassinée. Ce sont les avortons qui devraient devenir une sorte de torche qui remplace l’aurore, parce que de toute façon cette aurore est stérile. Elle est morte. J’essaie d’expliquer cela sous forme de provocation ironique, je tente de réveiller celui qui est diminué, qui est écrasé, qui ne peut que compter sur ce qu’il a. Même ses tares, même son handicap, doivent devenir sa force. Et nous devrions faire, même de notre visage défiguré par les regards haineux, un visage à imposer. Comme disaient les Black Panthers, « black is beautiful », cela ne concerne pas seulement les Afro-américains ou les Touaregs, mais l’homme tout court qui est jeté à l’égout !
Le silence est une des caractéristiques du désert, aussi bien que l’infini. Car le désert fait sentir à l’homme sa propre finitude. Je pense aux versets « quelles voix entendre/ dans ce pays d’isolement/ carapace de silence et d’oubli/ tortue pétrifiée/ tristesse » (Le silence embrasé) ou encore « Homme dressé : petit grain/ dans les vagues de sable » (Vie-mémoire). En même temps vous dénoncez le fait que ces attributs font partie d’une illusion entretenue par l’Occident, aussi bien que par l’Orient, concernant le désert, celle d’une « terre de l’oubli/ et pays du vide », lieu « des épousailles/ entre le corps et l’esprit/ dans une fusion éternelle /du silence et de l’absence » ou encore un endroit où il est possible d’entendre « la voix/ ou l’écho d’un dieu/ un dieu généreux » (Notre horizon de gamelles pour une gamelle d’horizons). Comment expliqueriez-vous votre positionnement? A quoi sert à votre avis cette spiritualité attribuée au désert ? Peut-être à le soustraire de l’imaginaire des lieux vivables ?
Robert de Hartogh
Le désert pour nous, c’est nous-même, c’est notre horizon mobile. C’est la mort dans son linceul et la vie en même temps. C’est la métaphore non seulement du silence, mais du dynamisme des choses, au sens du dépouillement total qui met à nu toute vanité, toute prétention de s’approprier l’infini. Ce désert ne peut être le désert figé que décrivent les religieux ou certains romantiques qui n’en perçoivent pas le dynamisme. Le désert n’est pas un miroir. C’est plutôt un corps-horizon fugitif qui se projette et se démultiplie à l’infini, qui se révolte, s’éteint et renait sans fin, hors du temps et de l’espace définis. C’est le mirage, le corps encore libre, mais aussi le corps entre la vie et la mort en mouvement. Donc je ne crois pas que le souffle de ce corps soit maîtrisable et immobilisable. Et la symbolique spirituelle que certains lui attribuent sert à le montrer comme un lieu vide et extraterrestre. Pour nous ce qui est important, ce n’est pas ça ! Ce qui nous intéresse, c’est la métaphore du désert comme un radeau entre différentes rives, entre l’existence et le néant. Pour moi le désert est un trait d’union fusionnel. Cela n’a donc pas de sens de le figer, de le condamner à l’oubli ou à l’éternité, d’en faire une marge de la pensée et de la vie. C’est le contraire, pour nous les Touaregs, cet entre-deux représente la vie pleine et entière, comme le ressac de la vague, qui montre que d’autres formes d’espace et de temps, d’autres univers, existent. Le désert est farouche, il ne se laisse pas domestiquer dans une pensée simpliste qui cherche des solutions faciles et tranchées… Le paradis, l’enfer, la communion, le salut, l’éternité… Non, Le désert, n’est pas une spiritualité au sens vertical comme l’imaginent nos religions monothéistes. Dans le désert, rien n’est limité, rien n’est défini. C’est un espace mobile, mouvant, changeant, que l’on ne peut pas nommer. C’est l’imaginaire. Et l’imaginaire ne nous appartient pas. On peut le forcer à venir, l’esquisser, essayer de le dessiner, essayer de le taquiner, de le terroriser pour qu’il bouge, pour qu’il nous suggère d’autres rives. Ça ne nous appartient pas ! Nous n’avons pas la mainmise totale sur notre imaginaire.
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Souvent il y a une compénétration entre la description des êtres humains et des animaux. Il y aussi une attention, un souci écologique : « La terre ne peut plus rien rembourser ». Qu’est-ce qui siège à cette complicité ou cette alliance ? Pourquoi pour vous c’était important de représenter ce monde animal, naturel ?
Les animaux sont nos voisins immédiats. Et les végétaux aussi. C’est une figure essentielle de l’Autre. L’Alter-ego. Celui avec lequel on peut échanger et qui nous constituent. Moi quand j’étais petit, dans le désert avec ma famille nomade, quand les enfants partaient pour chercher les chevaux ou les chameaux et qu’ils rencontraient les gazelles et d’autres animaux sauvages, ils disaient « Ah, la vie existe encore ! ». C’est comme toucher son cœur et trouver qu’il bat toujours. Quand vous voyez un animal dans les solitudes du désert, votre corps est comme un aimant, il capte tout. La présence d’un animal, vous la ressentez, même au loin, à travers un frisson, avant même qu’il vous apparaisse tangiblement. Et cette présence est si importante ! C’est L’Autre par excellence pour l’homme, l’animal libre, pas l’animal domestique. C’est lui qui donne sens à notre vie, qui nous donne le sentiment de se sentir soi-même exister. Pour nous, les animaux sont l’autre pôle de l’univers, l’autre part de nous-mêmes. Pleins de vie, pleins de force, pleins d’émotion.
Mais, aujourd’hui, tous ces animaux dans les terres touarègues ont été fauchés à la mitraillette ou chassés par les Caterpillar qui ont détruit les ressources, les pâturages, les points d’eau, les parcours. Les bulldozers ont ravagé la terre pour chercher des minéraux au profit des sociétés obèses. Quelle sorte d’homme allons-nous devenir dans ce contexte qui veut éradiquer l’alter-ego ?
Quelles sont les références intellectuelles qui ont façonné votre pensée ?
Je ne suis pas le produit d’une éducation scolaire, ni universitaire ou académique de notre monde contemporain. Mes références viennent profondément de la culture saharo-sahélienne ou nord-africaine et des littératures méditerranéennes anciennes. Je puise dans tous ces textes, y compris les textes philosophiques, ésotériques et théologiques. Je ne suis vraiment pas le produit de la littérature dite moderne. J’ai lu beaucoup d’écrits qui m’intéressaient en relation avec le changement social, les révolutions, les mouvements de libération, la littérature avant-gardiste, les courants alternatifs et contestataires…. Mais je ne suis pas d’une culture universitaire, je suis toujours à contre-courant. Je veux saisir les pensées avant qu’elles soient formulées et validées par les Etats. Par exemple, toute la littérature orale – d’ailleurs je n’aime pas ce mot, car il exprime un conflit direct avec l’académisme – m’intéresse en tant que forme de prise de parole dans différentes cultures. C’est du théâtre ou de la poésie d’action. Mon aire culturelle, c’est bien sûr la Méditerranée et la partie nord-ouest de l’Afrique, le Sahara, le Sahel, une aire méditerranéenne qui pour moi va de l’Ethiopie jusqu’à Dakar, de Tanger à Athènes, ou de Marseille et Naples au fleuve Niger. Voilà le creuset qui a forgé ma culture littéraire, cet espace de la parole qui ricoche, explose et part en toutes directions. Ce théâtre tragique et thérapeutique de la parole et du geste libres et divaguants a été suffoqué par l’arrivée des Etats, de l’académisme, des catégorisations de la littérature, des chapelles de l’Occident ou de l’Orient, tout un cadrage contre lequel je m’insurge. Depuis mon enfance je fais partie d’une Afrique qui s’est toujours regardée par elle-même avec ses propres yeux. Une Afrique large, consciente et fière de ce qu’elle est, une Afrique qui a voulu rafistoler ou bricoler sa pensée en tamisant, agrégeant, métissant et synthétisant les apports internes et externes d’autres pensées et d’autres langues.
Ce qu’on appelle « les modernes » ne m’a donc jamais vraiment impressionné. Evidemment, en même temps, je fais dans mes écrits un clin d’œil à la littérature surréaliste, dadaïste, et tout ce qui se faisait de subversif et hors cadre conventionnel. En fait, c’est autant dans le passé que dans le présent, autant dans l’oral que dans l’écrit, que je trouve ce qui me stimule et qui m’inspire.
Comment vous situez-vous dans la littérature contemporaine ?
Je ne me situe pas dans les catalogues de la littérature, et surtout pas de la littérature dite franco-africaine, vraiment, cela ne me dit rien, d’autant que j’écris dans ma langue, la tamajaght. Bien sûr, il y a des textes magnifiques. Mais moi, dans la littérature, ce qui m’intéresse, c’est comment un individu peut écrire dans un contexte culturel d’enfermement. Comment peut-il s’émanciper, trouver la parole là où il n’y a plus de parole ? Comment inventer une autre langue, un autre souffle pour sortir de l’étouffement ? Je pense que ce que l’on appelle en Afrique la littérature contemporaine nous a énormément aveuglés, en voulant faire de nous des douaniers de la parole qui excluent les registres expressifs puissants qui sont pour moi davantage créatifs et d’avant-garde que l’aplatissement ou la domestication de la parole littéraire africaine au nom du modernisme, en la transformant souvent en littérature de salon. Moi je me situe dans les courants de type dionysiaque, dans les transes africaines ou saharo-sahéliennes, celles de l’homme sans cordes ni chaînes qui refuse tous les cache-sexes des genres littéraires homologués où on veut le cataloguer. Mais attention, je ne m’inscris pas non plus dans la façon dont certains autres voient la situation, en s’affiliant aux griots, à l’arbre à palabre et à une Afrique droit sortie des expéditions et des safaris coloniaux. Je n’aime pas ces clichés. Ça ne m’alimente pas. Au Sahara et au Sahel, il y a un travail de littérature très intéressant, une littérature soit déclamée, hurlée ou chantée ou dite sous forme narrative. Je ne fais pas de différence en ce sens entre les registres multiples de la poésie africaine orale, les textes grecs anciens ou les textes de la littérature moderne…
Je crois que je suis plutôt le produit d’un sentiment de douleur. La douleur d’avoir une partie de moi qui a été dépossédée de la parole et du geste permettant de se camper soi-même sans passer par les schémas des sociétés que j’appelle « obèses ». Les modèles faits des certitudes des vainqueurs sur les vaincus. Ma littérature est celle des vaincus qui refusent d’être vaincus, qui refusent de se taire, même si on leur a tranché la langue. Je ne limite pas le temps de la littérature aux modernes, ni au passé, ni au futur, ni au présent. Pour moi, il est toujours là, comme un geyser d’atomes en mouvement. Des choses lointaines peuvent venir en avant, puis reculer et ainsi de suite. Le temps n’est pas linéaire ou évolutif. Non, c’est toujours le même temps, qui est dynamique, flexible, modelable.
Furigraphie est aussi le nom d’une exposition d’œuvres picturales. Pourquoi avez-vous décliné ce nom en deux expressions artistiques ?
La Furigraphie n’est pas seulement le titre d’une exposition ou d’un ouvrage. C’est ce qui donne forme et mouvement à tout mon travail littéraire et pictural. Furigraphie est la traduction de zardazgheneb en tamajaght dans ma langue : gheneb désigne la graphie, et zardaz, une sorte de fureur ou frénésie de gestes, de sons, de traits, pour atteindre l’état de transe qui permet d’échapper à l’insupportable, en entrant dans une autre dimension.
Sur le plan graphique, je fais un travail du geste à partir du signe. Je n’aime pas l’appeler calligraphie qui signifie la « belle écriture » au sens grec. Moi je m’engage au contraire dans dans un geste et une poésie d’action, une graphie ou une écriture qui sort de ses gonds. C’est un travail qui tente d’aller au delà du mot. C’est le geste débridé de ceux qui ne croient plus seulement à la force de leur parole. Parce que leur parole est mutilée, emprisonnée. Et ils essaient de la libérer. Non seulement par des sons désarticulés, des mots démontés, mais aussi des gestes qui griffonnent des espèces de grapho-rythmes.
Donc, la Furigraphie, c’est un travail où il y a le son et le geste qui vont au-delà et en deça de la parole lisse et correcte, de la grammaire dominante, du sens établi et des images étiquetées. C’est comme quand vous bégayez, que vous n’arrivez pas à trouver les mots : le corps doit s’exprimer pour sauter la digue, soit par la glotte, soit par les mains. Le corps doit bouger pour retrouver le mouvement. Voilà ce que j’appelle la Furigraphie que je relie à toute fureur au sens d’exorcisme, de révolte, de prise de parole ou de souffle, par le corps, ou la voix et qui correspond aussi aux danses thérapeutiques de la transe.
Pour moi la littérature n’est pas quelque-chose de froid, au contraire elle doit bouillonner. C’est une littérature qui est en mouvement, qui a un corps terrible refusant de se soumettre, même à ses propres expressions et émotions. Un corps en feu toujours en quête de nouvelles issues. Un corps en fureur, pour trouver la forme à laquelle il veut correspondre. Un corps transfiguré et qui transfigure. La figure pour moi, c’est l’obstacle. Il faut la dépasser, en multipliant les axes, les gestes, les mots, en grillant les feux-rouges des polices de la pensée et de l’émotion. Evidemment les gardiens du limès crieront : halte, ceci est du trafic hystérique ! Non. Pour nous, c’est la nécessité de ne pas croire à une seule vérité, de ne pas vouloir s’engouffrer dans une autoroute à sens unique.
Vos activités de peintre et d’écrivain se sont-elles construites en parallèle ?
Je les ai toujours menées ensemble. Je suis amazigh et l’écriture, chez nous, est présente partout, dans notre art, dans notre architecture, dans tous nos décors, etc. Nos corps sont tatoués par les lettres de notre alphabet. Nous sommes le peuple du signe et du trait. Le mot est une tentative pour faire le pont entre le signe et le son. Je suis né dans ce cadre-là, le cadre du travail du signe. Là où le signe n’a pas seulement une fonction magique, et où il ne se réduit pas à marquer une sonorité. Il a également un rôle de une sorte de stimulateur et de provocateur de l’imaginaire, qui conduit à un état allusif et intuitif pour dire et ressentir les choses, en suggérant, évoquant, invoquant et invitant plusieurs sens ou significations.
Multiplier les visions, multiplier les horizons, multiplier les sonorités des formes. C’est un va et vient entre le corps, le son et le mot. Le signe, pour moi, devient un corps. Et le son ou le mot à façonner, bien sûr, c’est l’esprit qui essaie de s’échapper, d’explorer d’autres espaces et de les esquisser, et qui, de temps en temps, revient vers le signe pour marquer l’imaginaire parcouru. Ce travail est une tentative pour comprendre nos états d’âme. Essayer de trouver des langues ou des mots ou des gestes pour nos émotions. Quelle est la trace de nos émotions sur les choses ? Et la trace des choses sur nos émotions ? Voilà pourquoi le côté graphique est très important. En même temps, cela n’annule pas le travail alchimique de transformation de la parole pour rendre le fourmillement des choses qui ne sont pas formulées, mais qui existent.