Dimanche
dernier, le quotidien La Nación a publié une nouvelle catalinaire
contre l'association Abuelas de Plaza de Mayo, sous la forme d'un
éditorial, dont l'auteur a "courageusement" préféré garder l'anonymat.
L'article
s'en prend directement à Estela de Carlotto, la présidente de
l'association, dont les cheveux blancs et le sourire éclatant lui
ont longtemps valu une bonne réputation auprès de la majorité de
la population, une belle image qui a culminé quand elle a retrouvé
son petit-fils, le fils que sa fille disparue sous la dictature,
Laura, avait mis au monde en détention arbitraire et qui avait été
adopté par un couple d'ouvriers agricoles, aujourd'hui poursuivis
par la justice (1). Elle était alors devenue la grand-mère de tous
les Argentins. Cette popularité s'est brutalement ternie à la prise
de fonction de Mauricio Macri, lorsqu'on a découvert dans sa bouche
un discours moins démocratique et moins nuancé que celui qu'on lui
connaissait jusqu'alors. Elle a en particulier voulu refuser au
président nouvellement élu le droit de fouler le sol de l'ex-ESMA
et menacé de créer des incidents au cours de la visite que devait y
faire Barack Obama, alors président des Etats-Unis en visite d'Etat en Argentine. Le tout s'était accompagné de la mise à
découvert du fait que les activités militantes de Abuelas
(excellentes par ailleurs) étaient toutes financées par des
subventions publiques et presque aucune par les cotisations des
adhérents, comme c'est normalement le cas d'une ONG bien gérée et
réellement indépendante des pouvoirs publics.
Ajoutez
à cela que plusieurs membres de sa famille ont été nommés à des
postes publics pour lesquels ils ne sont certes pas incompétents
sans qu'ils soient pour autant les seuls à être compétents, voire
pour lesquels ils ne sont pas nécessairement les mieux qualifiés.
Le
ton de l'éditorial de La Nación est très agressif mais le texte
est argumenté, structuré, charpenté et il traduit l'analyse de
beaucoup de gens censés, tolérants, démocratiques, qui ont voté
pour l'actuelle majorité. L'article dénonce la partialité avec
laquelle ces associations de victimes de la Dictature conçoivent les
droits de l'homme et figent la problématique dans un monde politique
caduc, celui du Mur de Berlin, celui de la Guerre froide et donc
celui de la Junte militaire et du Plan Condor. Le journaliste anonyme
déplore que Estela de Carlotto assimile presque toujours l'actuelle
majorité à la dictature militaire, un type d'assimilation que l'on
retrouve aussi dans le discours des indépendantistes catalans au
sujet de Mariano Rajoy, de son gouvernement et de son parti (2), ce
qui est d'autant plus choquant que ces associations des droits de
l'homme ont soutenu des groupes violents opérant qui au Chili, qui
en Colombie, à l'instar de Danièle Mitterrand qui embrassait Fidel Castro
ou appuyait tel ou tel représentant d'une gauche adepte de la lutte
armée et hostile aux pratiques démocratiques, pour casser les pieds
de son président de mari infidèle. Le journaliste dénonce aussi le
rejet discrétionnaire et insultant que Estela de Carlotto ne cesse
d'opposer à l'Eglise dès que les évêques appellent au dialogue et
à la réconciliation.
L'éditorial revient aussi sur la douloureuse et polémique question des chiffres : il relève que Abuelas répète que 500 bébés ont été volés alors qu'on ne compte que 320 plaintes en justice. Le même problème se pose sur le nombre exact de disparus, 30 000 selon les associations contre un peu plus de 8000 plaintes devant la justice.
Malgré
leur ton sévère et méprisant, toutes ces critiques correspondent à
une réalité que l'on observe à nu depuis le changement de majorité
et que j'ai encore entendu lors de la conférence qu'elle est venue
donner à Paris. Elle y a clairement revendiqué le chantage qu'elle
exerce contre le gouvernement en place lorsqu'elle le menace de
dresser l'opinion publique contre lui s'il ne cède pas à ses
demandes. Et c'est un peu court comme argument dans une négociation
avec les pouvoirs publics.
Estela
de Carlotto a contre-attaqué hier sur les ondes de AM 750, la radio
du groupe médiatique Octubre, auquel appartient aussi Página/12. Le quotidien
rapporte donc quelques uns de ses propos dans son édition de ce
matin et annonce l'article à la une (en bas, à droite).
Force
est de constater que cette sélection d'extraits ne présentent pas
une grande cohérence démonstrative. L'interview apparaît hachée
menue, comme une suite passablement décousue d'affirmations aussi
péremptoires les unes que les autres, acrimonieuses, dépourvues
d'argumentation de fond et portant contre La Nación le type même
d'accusations que l'éditorialiste dénonce dans le discours de
Estela de Carlotto. Choix surprenant puisque le journal prend ainsi
le risque de renforcer l'analyse de l'éditorialiste anonyme...
Toutefois,
cette maladresse apparente s'explique sans doute par le clivage
politique actuel (3), si profond en Argentine que les lecteurs de
Página/12 n'iront pas vérifier les propos publiés par La Nación.
Chacun de ces deux quotidiens a son lectorat qui ne veut rien savoir
de l'autre journal. Rares sont donc ceux qui confronteront les deux
textes et en évalueront la pertinence relative. De cette façon,
chacun reste visé à ses convictions et personne ne fait un pas pour
tenter de comprendre l'autre. En août, j'ai été très frappée par
la grande difficulté que j'ai rencontrée pour échanger de façon
rationnelle avec les électeurs du camp kirchneriste. Avant le
changement de majorité, le phénomène se présentait dans l'autre
sens, avec toutefois moins de hargne chez les opposants d'alors (4).
La
présidente de Abuelas de Plaza de Mayo envisagerait de traîner
devant les tribunaux le directeur de la rédaction de La Nación pour
qu'il réponde devant la justice de ce qu'elle estime être une
insulte publique à son égard.
Pour
aller plus loin :
lire
l'éditorial de dimanche dans La Nación
lire
l'article de Página/12
(1)
alors qu'ils semblent surtout avoir péché par ignorance et
peut-être par soumission à leur patron, qui, lui, était bien au
courant de l'origine du bébé. Depuis quelques années, on a pu
constater que ces pratiques d'adoption frauduleuse avaient prospéré
dans tout l'Occident pendant une bonne partie du 20ème
siècle et auparavant, sous l'influence de délirantes théories de
darwinisme social, dont nous ne semblons pas être tout à fait
débarrassés, à en croire certains discours sur les causes de la
violence sociale : de telles pratiques ont eu lieu en Australie, pendant plus de cent ans, avec des enfants métis ou aborigènes volés
à leurs parents et occidentalisés de force. Cela s'est produit en
Israël pour des enfants enlevés à leurs parents judéo-arabes
pauvres pour être confiés, sous une autre identité, à des
familles ashkénazes, censées être plus évoluées - on croit rêver ! (Le scandale
vient tout juste d'éclater). Cela s'est passé en France avec des
enfants de la Réunion, déportés en métropole pour repeupler la
Creuse. Cela s'est produit en Espagne, sous Franco, avec des enfants
mis au monde par des filles-mères ou des femmes pauvres à qui les
autorités médicales et parfois religieuses ont fait croire que leur
bébé était mort alors qu'il était bien vivant et qu'on le
remettait à des familles bourgeoises supposées mieux armées
pour les élever dans l'honneur et la moralité. La situation
argentine semble un peu différente et plus terrible encore à cause
de l'assassinat presque systématique des jeunes accouchées après
la capture de leur enfant, accompagné souvent aussi par le meurtre
du père, lorsqu'il était connu.
(2)
Et comme par hasard, Página/12 prend fait et cause pour Carles Puigdemont
contre le méchant Etat espagnol qui aurait retrouvé ses réflexes
franquistes. Or en Espagne comme en Argentine, le retour de la
démocratie remonte déjà à une génération et demie. Le personnel
politique a donc été complètement renouvelé, comme les cadres des
forces armées. Renvoyer les fantômes dictatoriaux à la tête de
ses adversaires politiques devient une incantation irrationnelle,
très éloignée d'une analyse politique sereine et sensée.
(3)
Ce clivage est en grande partie le résultat de la propagande
développée par l'opposition et notamment par les kirchneristes qui
semblent n'avoir toujours pas digéré leur défaite électorale et
qui viennent d'en subir une déroute assez sévère ! On dira
aussi que le gouvernement prend parfois des positions qui ne vont pas
dans le sens de la recherche d'un consensus.
(4)
Mais il y avait aussi chez les opposants de l'époque quelques
fanatiques au discours insensé et haineux.