Situé à Kigali, le centre Iriba (la source en kinyarwanda) s’est constitué pour collecter en son et en images des archives couvrant plus d’un siècle d’histoire du Rwanda et en donner accès libre et gratuit à tous. Son travail notamment sur la mémoire du génocide est essentiel et concret pour les rescapés et leurs familles, passant par de multiples ateliers de prise de parole. Rencontre avec sa directrice engagée, Assumpta Mugiraneza.
Au fond, que fait le centre Iriba ?
Il y a parfois une certaine confusion pour comprendre ce que fait le centre Iriba, notamment de la part de nos bailleurs. Il faut savoir que notre centre ne collecte pas seulement des documents audiovisuels sur le génocide mais aussi sur l’histoire du Rwanda depuis un siècle, puisque les Rwandais n’ont ce type d’images qu’à partir du contact avec l’homme occidental. Nous ne cherchons pas à constituer un centre d’archives en soi : nous mettons ces archives à la disposition de tous, en accès libre, pour que les Rwandais de toutes catégories y aient accès. Nous avons pour cela des programmes itinérants pour que la distance ne soit pas un problème.
Notre travail sur cette base va dans deux directions. Avec ce centre, nous créons des espaces de libération de la parole. Le Rwandais est un homme du verbe, une parole qui a subi les circonvolutions de notre Histoire, blessé, amputé, mais qui garde aussi toute sa force pour recréer du lien, pour restaurer, pour réinventer la vie. Le deuxième pilier est d’accompagner le processus de réappropriation du passé. Ces deux piliers font la philosophie de nos activités.
Le Centre Iriba à Kigali
De quels outils disposez-vous ?
Il nous fallait que la liberté ne reste pas lettre morte, et disposer d’un lieu accessible. Nous y sommes parvenus par la localisation de notre Centre, dans un coin accessible à tous et par tous les moyens de déplacement, un centre doté d’un équipement onéreux. Pour financer un serveur de 20 000 €, un bailleur va en demander les effets pour les bénéficiaires au bout d’un an. C’est pourtant difficile à mesurer : il faut peut-être cinq années pour que cela porte ses fruits. Idem pour les logiciels et les postes de consultation. On s’est résolu à procéder par étapes. Nous avons aujourd’hui un serveur de grosse capacité qui peut supporter une extension, ainsi qu’un logiciel et des postes de consultation pour les archives multimédias. Nous travaillons avec des copies : accéder aux originaux prendrait trop de temps et l’essentiel est d’avoir accès aux traces du passé. Il nous faut juste assurer la protection de ces copies, et que la consultation sur place ne soit pas une sorte de cybercafé où l’on irait pour courir sur la toile mondiale. Nous avons des documents : livres, films, photos, archives sonores qui peuvent être mobilisées en cas de travail de recherche.
Comment ce travail est-il compris ?
Nous avons aussi commencé à cartographier les sites rwandais détenteurs d’archives, souvent en danger. Les gens ne comprennent pas l’importance de les sauvegarder. Au mieux, on ignore l’importance des archives, au pire on les craint. On marche sur des œufs car il y a le risque de la destruction si on insiste trop. Mais petit à petit, l’intérêt vient. Le risque est maintenant qu’on fasse tout et n’importe quoi à propos des archives.
Que permettent ces archives ?
Notre troisième objectif, que je chéris plus que tout, est d’initier par l’image la population rwandaise à son Histoire depuis une centaine d’années. Il faut aller dans les coins reculés, les écoles, accueillir les hauts responsables comme les gens les plus simples. Nous essayons de penser la complexité, la diversité de la société rwandaise. Pour éduquer par l’image, nous avons des groupes de femmes qui ont croisé de manière spéciale l’histoire violente du Rwanda, à l’intérieur du pays comme à Kigali. Les problématiques peuvent être le conflit foncier, l’accès au droit et à la justice, la prise en charge du trauma qui est à grande échelle ici. On aborde cela à partir du champ audiovisuel ou sonore. Cela permet de créer un « tiers » qui est souvent absent dans les rapports entre Rwandais. On en profite pour créer des espaces de parole, sécurisés, bienveillants, en se donnant le temps car le temps participe de la restauration. Nous avons des programmes avec des écoles, basés sur des archives audiovisuelles sous forme d’expositions ou des créations artistiques.
Comment cela fonctionne-t-il ?
Nous avons formé des groupes : le Rwanda est un pays jeune qui a formé massivement des jeunes sans avoir les offres sur le marché du travail, ce qui aggrave une fracture intergénérationnelle déjà présente par les faits de notre histoire si proche, si lourd à partager. Beaucoup de jeunes n’ont pas connu autre chose que cette crise, le poids de notre Histoire, que ce soit dans les familles rentrées d’exil (depuis la fin des années 50), les familles de rescapés ou dans les familles de tueurs. On ne trouve pas de parole à donner à son enfant quand c’est ce qu’on a comme héritage. Les familles qui sont rentrées d’exil promettaient à leurs enfants un pays où coulent le lait et le miel mais on n’y parlait que de fosses communes… Il y a donc très peu de rapports intergénérationnels. Quelle Histoire transmettre ? Que dire à nos enfants ? Notre Histoire est tellement lourde qu’on l’aborde de façon souvent schématique, comme si on voulait la balancer au plus vite !
Nous avons donc créé un programme intitulé « Négocier un futur partagé », qui s’adresse aux jeunes. On travaille par petits groupes. On a commencé à 60, mais il y avait une telle demande… Certains donnaient leur place à d’autres qui en avaient encore plus besoin : même coupés du monde des adultes, ils gardent l’œil ouvert sur leur communauté et sont capables d’empathie. Le deuxième groupe a été de 120 membres et on prend de plus grands groupes encore, sur trois à quatre mois selon les financements qui ne courent pas les rues, surtout quand on tient un discours complexe comme nous le faisons à IRIBA. Quand ils doivent venir, on se prépare dans l’interdisciplinarité pour répondre aux besoins complexes de notre situation. On mobilise l’Histoire du Rwanda et celle des autres génocides, pour apporter de la distance. On construit une équipe ramassée qui apporte ses compétences, pédagogie, sociologie et politique ainsi que des thérapeutes car ça peut partir en vrille, et des spécialistes en droit car le conseil juridique et social est essentiel dans une société comme la nôtre. Des films et documents sont projetés et écoutés. On crée aussi un espace bienveillant : proposer une tasse de thé ou une bouteille d’eau est important vu la longueur des transports pour beaucoup.
Comment cela se passe-t-il avec les jeunes ?
Nous les mobilisons pour ce programme autour de trois piliers. Le premier est l’individu : moi, avec les autres, parmi les autres. Le deuxième est que chacun a ses identités, ses origines. Et le troisième est que tous peuvent exprimer leurs capacités et acquérir de nouvelles potentialités. Et nous sommes à l’écoute pour sentir ce qui est le plus adapté à chacun. La plupart des personnes qui travaillent à IRIBA sont des femmes, cela crée un rapport apaisé.
Comme on parle beaucoup de l’individu, nos groupes sont régis par des règles élaborées en groupe en impliquant les jeunes. On a recours à la richesse de l’univers discursif rwandais qui a des formules pour tout dire.
Le risque de groupes inter-rwandais serait de bloquer le narratif : la diversité est une richesse qu’il faut retrouver. Les gens vont parler d’imbabazi (le pardon), qui a perdu tout sens social ou moral autre que le contexte du génocide ou plutôt de la délicate gestion port génocide. Si on n’y prend pas garde et qu’on laisse les jeunes discuter sans les outiller, on court le risque stériliser le débat. Nous avons des films que nous montrons dans les meilleures conditions possibles : le noir est essentiel, de même que la petite introduction et la qualité du son, les mouchoirs doivent être à portée de mains car les larmes, légitimes, sont parfois nécessaires…
En quoi les archives sont-elles nécessaires dans ce travail ?
On se concentre sur l’Histoire pour ne pas laisser le spectateur se construire un film imaginaire. Nous faisons en sorte qu’un film, un chant, une photo ou toute autre archive mis en exploration soit regardé, exploré ensemble avant de pouvoir travailler autour
Le calendrier nous offre des occasions de rencontres intergénérationnelles : la traditionnelle fête des moissons, par exemple, nous parle du Rwanda d’avant : la fabrication de la bière, la culture du sorgho… Les jeunes s’aperçoivent que ces activités n’étaient ni pensées ni vécues en terme de division raciale ou ethnique. Ce sont souvent des jeunes qui n’ont pas de famille, des personnes âgées qui n’ont plus d’enfants. Quand ils sont préparés, on crée un moment particulier auquel on ajoute la création artistique car les premières à avoir trouvé la parole au lendemain de ce terrible génocide étaient les compositrices, des femmes pour la majorité. Elles ont chanté des choses extraordinaires. Il a été décrété que c’était des chansons qui nous empêchent d’avancer et on a détourné le regard. Les jeunes ne les connaissent pas.
Nous ne les mobilisons pas seulement pour parler du génocide. Pendant que l’on travaille, on réalise que certains jeunes ont beaucoup plus de difficultés. On enclenche alors les espaces d’écoute individualisée ou à quelques-uns, ce qui permet d’alléger le poids, ce qui permet de réintégrer le groupe avec plus de confiance. Bien sûr, le groupe est amené à travailler en petits groupes et intègre tous les sujets, une fois qu’on a créé des conditions de confiance et de volonté de co-construire des savoirs. On tire au hasard et, par exemple, un petit groupe va se positionner comme famille de rescapés. Un autre comme famille de génocidaires. Un autre sera les autorités rwandaises. Avec les questions de savoir ce qu’il fallait faire, qui nous sommes, ce qu’on aurait pu proposer, parfois la projection d’un avenir à imaginer. Comment allez-vous porter ce Rwanda ?
Nous, qui animons les séances, nous n’hésitons pas à rappeler et assumer : Nous sommes conscients de vous léguer un patrimoine très difficile. Ne vous étonnez pas si nous ne sommes pas à la hauteur. Vous avez comme défi le fait de reconstruire un avenir possible, un avenir partagé. A la fin, chacun est appelé à trouver le moyen d’exprimer ce qu’il a appris, les moments qu’il trouve importants ou difficiles etc.
Est-ce à l’occasion d’un événement particulier ?
Lors d’une journée de restitution, de portes ouvertes, sont invités les bailleurs et autres partenaires, et chaque jeune peut inviter deux ou trois personnes de son choix. On est heureux de voir qu’ils invitent la personne contre laquelle ils se sont beaucoup emportés (un parent, un proche, un ancien professeur). Après la restitution, on se donne deux jours supplémentaires pour remettre les choses en place. S’ils se posent la question de leur origine, on leur donne un petit enregistreur pour qu’ils aillent interroger les gens qui restent autour d’eux. Ceux qui ont perdu leurs parents vont interroger des voisins emprisonnés. Nous les soutenons pour cela auprès de l’administration pénitentiaire et autres et nous restons à leurs côtés car la démarche est un parcours semé d’embûches. Les développements sont très divers : reprises des études, sortir du chômage, renouer avec la famille, oser dire les tourments de sa jeune existence (incapacité à assumer ce que l’on sait des parents ici tueurs, là violeurs ou violées, difficulté de vivre sans rien savoir de ses origines, certains vont jusqu’à dire, je ne suis même pas sûr que mon nom est bien mon nom, j’ignore de quel coin étaient mes parents et je ne connais pas leurs noms etc.)
C’est un travail intense. Un tel espace de parole relié aux archives participe à la constitution d’une perspective historique au Rwanda ?
Oui. Notre quatrième objectif est effectivement de créer un espace de dialogue au niveau national, au niveau régional, mais aussi au niveau de la communauté et de l’administration locale, ainsi qu’au niveau international car l’ignorance est grande et dans certaines situations, c’est le pays qui est pris en otage. On essaye de créer des ressources pour nos politiques quand ils veulent bien entendre sur certains sujets. On essaye d’aider les chercheurs étrangers qui viennent au Rwanda par un accès à l’univers rwandais, complexe et pas directement accessible, ou en se portant garant d’un jeune chercheur face à l’administration. Parfois, des journalistes voudraient d’emblée faire un reportage sur des femmes violées par exemple. On les alerte de l’énormité de leur demande !
Ce sont des espaces où nous essayons d’être des acteurs ou des ferments dans la société. Toutes ces activités nous poussent plus ou moins loin, jusqu’à des colloques internationaux. Nos priorités vont aux femmes et aux jeunes. Les femmes sont rarement au cœur de l’élaboration du conflit mais s’occupent en priorité des enfants : leurs changements entreront plus facilement dans le foyer. Les jeunes sont innocents. Ne sacrifions pas une deuxième génération ! Ils sont notre espoir. Les étudiants et chercheurs sont également des partenaires, mais aussi les gens qui travaillent sur la création artistique. Après Auschwitz, la poésie s’impose. Pour créer, il faut des ressources. Parfois, nous les créons avec eux. Enfin, il faut ajouter les médias, dignes de ce nom, qui sont les enfants pauvres de ce pays.
D’où vient pour vous cet engagement total pour un tel centre ?
Cela vient de loin. Cela épouse la courbe de ma vie. Mon père était un déplacé de facto : l’administration coloniale avait peur de ce jeune qui avait fait des études. Comme beaucoup d’autres, il a été envoyé loin de sa région d’origine, dans le nord-est du pays. Il aimait les livres et restait attaché à son Histoire. J’ai toujours cru que grandir, c’était pouvoir lire un livre. Ma mère avait dû fuir au Congo tandis que son fiancé avait survécu au Rwanda. Une peur était présente qui nous unissait davantage. Je n’ai réalisé que plus tard qu’on ne chantait pas dans toutes les familles autant que chez nous, entretenant ainsi une mémoire ! A l’école, j’étais souvent punie car je lisais en cachette au lieu d’écouter le cours qui m’ennuyait. Ce qui va m’a le plus décider de m’occuper des archives fut la conscience du degré d’ignorance ambiante. En Europe, j’ai vu que les Européens ne comprenaient rien à l’Afrique et semblaient décider à garder les choses ainsi.
Et après le génocide, j’ai vu que tout avait été détruit : notre rapport au monde, notre rapport à nous-mêmes. Une phrase comme « tout le monde a été tué », les oreilles l’entendent, mais la raison ne s’y fait pas. Quand je suis rentrée au Rwanda juste après la victoire du FPR, une fois arrivée à l’aéroport, je ne savais où aller. C’est une longue histoire. En essayant de me rendre dans l’une des maisons où une grande partie de ma famille avait été tuée le 8 avril, je n’ai pu m’y arrêter, j’ai dépassé. J’ai vu qu’il n’y avait plus rien. Une partie de moi-même refusait de voir. Si moi je perdais autant les repères, qu’en était-il de ceux qui étaient ici, de quelque côté qu’ils aient été ? La tête passe sa vie à essayer d’effacer l’insupportable.
En 1994, une voix m’a chassée du Rwanda, me disant que si je restais ici, j’y perdrais mon intégrité. Je suis retournée à Paris, où je me suis dit qu’il y avait moyen de comprendre par la voie de la connaissance. La même chance m’a poussée à aller au Centre de documentation juive contemporaine qui est devenu le Mémorial de la Shoah, à Paris. Une femme m’a accueillie, qui voyait que j’étais ravagée. J’appris ensuite que j’étais la première femme noire à venir en cet endroit. Dans ma tentative de comprendre, j’étudiais la psychologie sociale à l’université, je travaillais sur le langage (communication, influence et persuasion). J’ai voulu comprendre comment la société allemande a pu croire un Hitler ou un Goebbels, des types assez moches de surcroît qui leur chantaient le modèle de la beauté aryenne !
Très profondément, face aux bêtises que j’entendais sur le Rwanda, j’enviais les archives des autres, les archives du CDJC particulièrement. Je rêvais de traduire Primo Levi en kinyarwanda. La seule revanche possible était le travail historique et il n’était possible que par les archives. Je pensais alors aux archives écrites.
Mais le cinéma vous a rattrapé…
Oui, il y eut le travail avec Anne Aghion. Après son premier film, je lui ai demandé ce qu’elle allait faire de ses rushes. Elle m’a proposé de les garder mais assez vite, cela nous a paru incongru comme idée. Plus tard, le projet a émergé, qui s’appelait « Dire, Penser… Ecrire l’histoire du génocide des Tutsis ». Dire, car c’est l’univers du Rwanda où même le crime a été dit avant d’être accompli. Penser dans le sens de Hannah Arendt et enfin Ecrire l’histoire du génocide, comme une discipline peu usitée au Rwanda mais avant tout une discipline académique avec toute la rigueur nécessaire. Ce fut le thème du premier colloque qui regroupait une série de chercheurs, cinéastes, écrivains, historiens, thérapeutes, etc. prêts au travail commun et à l’interdisciplinarité. Nous étions partenaires du ministère de la Culture qui s’était engagé à tout enregistrer mais ce ne fut pas le cas. Heureusement, il y avait nos notes et, grâce au partenariat avec le Mémorial de la Shoah de Paris il y eut une publication. Dans ce projet, une place importante était réservée à un centre d’études, de documentation et des archives sur l’histoire.
Le président Kagamé avait publiquement félicité les chercheurs et l’événement avait eu un certain retentissement. J’appréciais cette reconnaissance mais cela posa plus tard des problèmes, l’histoire du génocide convoquait beaucoup d’enjeux et la démarche académique dépassait un peu la commission qui venait d’être mise en place, qui se cherchait encore, mon initiative est devenue comme une bête à abattre. J’ai eu la chance de croiser beaucoup de gens bien intentionnés connaissant le terrain (politique, juridique, historique, institutionnel) avec lesquels j’ai compris qu’il fallait créer un espace intellectuel au Rwanda, avec des repères, donc des archives. Avec Anne Aghion, avec qui j’ai travaillé, débattu, échangé sur plus de dix ans, nous envisagions un centre de documentation non loin de la colline où elle a tourné ses films exceptionnels sur le processus gacaca. Un jour, elle a parlé de son souhait de transformer l’archive accumulée sur les années de tournage au Rwanda avec Rithy Panh qui nous a invitées à venir voir le centre Bophana à Phnom Penh. Le modèle était trouvé. On ne peut pas parler du génocide sans avoir une perspective historique et c’est possible de le faire sous format « engagement citoyen pour l’histoire ».
Ce n’est pas partagé par tout le monde ?
Je ne voulais pas créer du conflit avec ceux qui « s’approprient » le génocide. Sans la compétence nécessaire, ils développent vite la frustration qui aboutit à la violence.
Pourquoi ce centre ? Parce que le Rwanda est souvent clivé : gacaca pour les uns, les mémoriaux du génocide pour les autres, tel sujet pour ici et tel autre pour là etc. Je voulais que dans ce centre, le Rwanda se retrouve sans être séparé. Pourquoi le son et l’image ? Parce que c’est là que nous Rwandais sommes tous égaux. Les vieux sont parfois mieux armés que les jeunes. Pour avoir un Centre ouvert à tous sans exception, il fallait l’indépendance. La liberté vient de la légalité. Il a fallu éplucher les lois rwandaises. On a un statut rare dans ce pays. Les asbl (association à but non lucratif) ayant été abrogées, nous statut d’une non-profit organization.
Nous voulons développer une capacité de se positionner avec tout le monde, mais jamais en dépendance : travailler avec le politique, le religieux, les paysans et les urbains, etc. Je crois que dans ma brève vie, depuis le génocide, j’ai aimé le fait d’être pionnière dans l’interdisciplinarité, la comparaison et l’interculturalité. La Shoah pouvait nous fournir une sorte de paradigme, nous n’avions pas besoin de réinventer la roue. Je me vois comme une sorte de pionnière sur les archives mais aussi sur cette liberté de l’intellectuelle que je chéris. C’est une vie très dure, nous n’avons pas beaucoup de financement, je travaille comme une malade. Mais ces archives sont comme une promesse d’avoir certes une vie gratuite mais pas fortuite. Nous avons la chance de travailler au grand jour et sans avoir de problème avec personne, nous vivons en bonne intelligence avec les différents acteurs en présence.
Comment avez-vous trouvé le financement de départ ?
Au début, quand on parlait aux différentes ambassades et services de coopération, tout le monde approuvait mais personne ne donnait rien. Des maisons possédées par l’ambassade de France devaient être vendues. L’ambassadeur était convaincu du projet et voulait mettre à disposition une de ces maisons, si bien que nous avons commencé à mobiliser autour de cette possibilité. Une présentation du projet sur un site de financement participatif nous a permis de mobiliser 47 000 $ en huit semaines de mobilisation (https://www.kickstarter.com/projects/1021275587/iriba-center-in-rwanda-a-media-archive-to-remember), ce qui a permis de payer les premiers pas : le statut juridique d’Iriba, etc. Mais le changement politique en France et donc d’ambassadeur a bloqué les choses. J’aurais pu faire une belle campagne contre la France qui était déjà très mal vue au Rwanda et ne comprenait pas qu’il y avait là un moyen de faire amende honorable, mais je n’ai pas voulu en passer par là. Je suis franco-rwandaise et favorable à une restauration des liens. Je n’ai pas réussi à convaincre qu’il aurait mieux valu ne pas rester sur les erreurs d’hier. Nous avons finalement trouvé une maison à louer et c’est avec le soutien d’Oxfam Pays-Bas que nous avons pu payer le loyer et aménager la maison. Le centre est excellemment situé, très accessible au cœur de la cité, proche d’écoles et d’universités, à deux pas des ambassades et autres institutions internationales mais aussi tout près des services dédiés au Rwandais ordinaires, la mairie, le marché central, l’hôpital de Kigali etc. Si jamais nous le perdions ce serait un gros gâchis, toutefois le Centre IRIBA est maintenant suffisamment connu et apprécié pour que le public suive ailleurs.
Est-ce que le centre et son travail sur la mémoire dérangent ?
Nous ne dérangeons pas les hautes autorités, qui en général ne se mêlent pas de ce genre de débat. Elles ont autre chose à faire. Nous agissons dans la légalité. Par contre, des gens qui n’ont pas la compétence et qui refusent de se regarder dans le miroir pourraient remettre en cause notre indépendance et notre ancrage francophone. Le fait que ce centre soit géré par des femmes libres d’esprit pose aussi problème à certains, mais ils sont en dissonance avec la réalité du Rwanda. Par ailleurs, nous ne pensons pas que servir le Rwanda c’est s’asservir. Nous célébrons la libération du 4 juillet, non dans le sens d’un acquis mais comme une façon de la vivre, la rendre accessible au-delà d’une fête et jour férié, rappeler son sens et son contenu. Je crois qu’on dérange, on ne doit pas déranger tant que ça car nous ne sommes pas dans la concurrence, nous ne recherchons aucun bénéfice pour nous. Tout est gratuit au centre. Nous ne cherchons pas le conflit, si on se résout à ne plus chercher ceux qui ont tué nos familles, ce n’est pas pour entretenir le conflit avec je ne sais plus quelle institution actuelle ou celui qui aurait eu du mal à comprendre la hauteur que nous reconnaissons aux enjeux de l’histoire, de mémoire et de la post-mémoire pour ce pays. Le Rwanda a été profondément blessé, déstructuré mais nous y restons profondément attachés !
C’est un combat et un engagement personnel très forts. Quel avenir aura-t-il ?
Je suis consciente des risques liés au fait que je suis encore le poids lourd d’IRIBA. Nous cherchons les fonds nous permettant de créer une structure pérenne, c’est le défi. Je ne suis pas seule. Nous avons des collaborateurs fidèles. La coopération suisse a accepté de financer la structure IRIBA (pas seulement les programmes), ce qui est essentiel. Le service civil pour la paix de la coopération technique allemande nous a attribué une conseillère technique venant d’Allemagne qui travaille sur les archives. Sa rémunération, son ordinateur et son poste de travail sont pris en charge : c’est une aide complète et très utile. Un homologue local est également financé. Cela fait deux personnes à ne pas payer, mais il y en a d’autres. Notre défi est de stabiliser l’équipe et de la former suffisamment les employés aux différentes tâches qu’exige notre mission. Nous avons un conseil d’administration avec femmes et hommes, Rwandais et non-Rwandais. Des amis en France et en Belgique nous conseillent efficacement. Des partenariats nous aident bien aussi, comme avec l’Université Paris VIII, l’EHSS ou Paris 10. Je rêve cependant de trouver des fonds pas trop volatils pour constituer une équipe stable en mesure d’assurer alors, je pourrais prendre mon envol et les laisser poursuivre. Je veux former des équipes rwandaises. Ce n’est pas toujours facile, la vie des Rwandais n’est pas facile. Par exemple, au-delà des lacunes dans les compétences professionnelles, on a perdu trois employés sur quinze en raison de problèmes d’alcool liés au traumatisme du génocide…
Un mot de conclusion ?
Je fais partie des adultes rwandais. J’ai eu la chance d’avoir une famille comme celle que j’avais, de faire des études à une époque où très peu de mes semblables pouvaient y accéder. J’ai même fait l’université en France, fait des rencontres exceptionnelles, vécu des expériences hors du commun… Tout cela me donne des obligations vis à vis de ceux qui ont eu moins de chances que moi (ils n’étaient pas moins méritants), j’ai des obligations vis à vis de la jeune génération, celle dont font partie mes propres enfants. Je n’apporte pas la solution à nos problèmes mais je participe à proposer un certain nombre de pistes. Je refuse de capituler devant l’immensité de la tâche. J’essaie, tu essaies, il essaie, nous essayons tous et, ensemble nous aurons quelque chose de solide à léguer à nos enfants. Les archives en feront partie !
Merci à vous, pour avoir pris le temps de venir voir et tenter de comprendre.
International Conference on Genocide Prevention – Assumpta Mugiraneza from Belgian Foreign Affairs on Vimeo.