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1) Le niveau d’inflation ne peut pas s’analyser dans le temps court, mais plutôt dans le cycle long.
La décennie maudite des années soixante-dix vit le système monétaire d’après-guerre (les accords de Bretton Woods de 1944 à 1971) être sabordé avant que deux chocs pétroliers et une transition brutale de l’économie manufacturière vers l’économie de services ne conduisent à l’effondrement. A cette époque, les gouvernements occidentaux tentèrent de stimuler l’économie par une politique de déficit budgétaire qui embrasa l’endettement public, déclencha une inflation eschatologique et entraîna des rafales de dévaluations. Au début des années quatre-vingt, les banques centrales agirent de manière synchronisée pour atténuer cette inflation. Il s’ensuivit une période qualifiée de « grande modération » qui conduisit, après la récession de 2009, à une inflation très basse, et sans doute trop basse. Il fallait protéger le pouvoir d’achat du capital.
2) Le vieillissement de la population est l’arrière-plan commun à tous les scénarios économiques qu’il conditionne.
Les années d’après-guerre furent caractérisées par une poussée démographique qualifiée de « baby-boom », conventionnellement constatée entre 1945 et 1963. Ce phénomène trouve désormais sa transposition dans un « papy-boom » qui, sur base d’un départ à la retraite à 65 ans, couvre les années 2010 à 2048, en prenant en compte l’augmentation de l’espérance de vie. Or, une population âgée consomme et investit moins. On constate même une augmentation de la propension à épargner qui obère la consommation. Il en résulte un comportement prudent conduisant au maintien d’une épargne prévenante.
3) Nos économies traversent un choc technologique dont l’envergure est titanesque.
Après la banalisation d’Internet et l’infiltration de la digitalisation, c’est l’intelligence artificielle qui va contribuer, dans une proportion croissante, à la création de richesses. Or, cette révolution, destructrice d’emplois, suscite une défiance qui accompagne la constitution d’épargne (et donc la contrainte de la consommation) tout en limitant la rémunération relative du travail humain. Cela explique, pour partie, pourquoi le plein-emploi dans des pays tels les Etats-Unis ne s’accompagne pas d’une hausse des salaires que certains économistes, dont William Phillips (1914-1975), avaient théorisée. L’explication de l’influence déflationniste de la mécanisation du travail est, en revanche, parfaitement expliquée par Karl Marx (1818-1883). La révolution technologique conduit à éroder l’inflation.
4) Pour certains économistes, l’économie mondiale serait d’ailleurs entrée dans une période de stagnation séculaire
C'est-à-dire une période prolongée de faible croissance économique. La globalisation a, quant à elle, permis l’accès à des zones de bas salaires (Chine, Inde, etc.), ce qui a tempéré la globalisation.
5) Le choc conjoncturel de 2008 a constitué un traumatisme profond
L’épargne bancaire fut fragilisée tandis que les années 2009-11 plongèrent de nombreuses économies dans une spirale récessionnaire et déflationniste. La précarisation de l’emploi (travaux atypiques, uberisation, flexibilité accrue mais nécessaire du marché de l’emploi) entraîne une atténuation des revendications salariales dans un marché du travail déstructuré. Cela conditionne négativement l’inflation qui est elle-même étouffée par une concurrence salariale dans la zone euro. La sécurité de l’emploi prime alors sur les augmentations salariales.
6) Les inégalités sociales croissantes, amplifiées par une décennie de crise, constituent autant de facteurs de désinflation.
La peur de la chute sociale suscite des comportements prudents d’épargne. Il en résulte une pression négative sur la consommation et sur les investissements de nature désinflationniste.
7) La dette publique étouffe la croissance et donc l’inflation.
C’est une intuition avancée par l’économiste Ricardo (1772-1823) qui supputait que les agents économiques augmentaient leur épargne au détriment de la consommation, donc de l’inflation, quand ils prenaient conscience qu’ils devaient payer l’endettement public par leurs impôts.
8) Au sein de la zone euro, la gestion de la crise a contribué à aggraver les convergences déflationnistes.
L'euro a conforté la protection du capital au détriment de la promotion de l’emploi. Cette devise est donc une monnaie génétiquement désinflatée et récesionnaire, c'est-à-dire une monnaie qui conserve son pouvoir d'achat au détriment des travailleurs.
9) Dans certains secteurs, l’économie traverse un phénomène de désendettement qui comprime l’activité économique.
Ceci se combine à un piège de la liquidité qui rend la politique monétaire partiellement inopérante.
10) Enfin, d’autres phénomènes jouent sans doute un rôle dans la désinflation de l’économie.
La sphère marchande devient une salle d’enchère universelle au sein de laquelle de grandes plateformes de commerce, tel Amazon, suscitent une transparence des prix qui compresse l’inflation.
En résumé, l’inflation reste basse et le chômage élevé dans le sillage d’un contexte déflationniste, lui-même entretenu par le vieillissement de la population et le choc digital. La politique budgétaire et monétaire européenne a entretenu ces mêmes forces dans une crise de la demande et un marché du travail déstructuré. Il est possible que l’inflation reste basse dans un contexte de stagnation séculaire que certains assimilent à un scénario « à la japonaise ». Le passage du choc générationnel du papy-boom et un retour à une confiance dans le futur permettront peut-être de retrouver la croissance et l’inflation. Mais ce n’est pas tout : il faudra de massifs programmes d’investissements publics et privés dans les domaines de l’énergie, des communications et des défis sociétaux tels le climat et les migrations. La réalité politique nous fait face : sans promotion du travail, nos économies pourraient succomber sous leurs propres maux d’un capital désinflaté. Il s’agit donc d’un débat politique.
A propos de l'auteur : Bruno Colmant est chef économiste de la banque Degroof Petercam et membre de l’Académie Royale de Belgique.