Près de 400 pages. C’est un pavé que Mohamed Mbougar Sarr propose aux lecteurs après son premier roman Terre ceinte qui a révélé au grand public ce virtuose de l’écriture. Cette fois-ci, il nous plonge dans un entre-deux. En terre sicilienne. Des migrants africains venant de Libye par des embarcations de fortune, parfois, arrivent à accoster. C’est le cas de 72 hommes qui ont échoué sur cette île. Mohamed Mbougar Sarr entreprend de décrire l’accueil de ces migrants, le regard de celles et ceux qui voient arriver ces hommes, ces femmes par vagues successives. C’est aussi toutes les projections et les désillusions de ces migrants qui pensaient - en ayant fait la traversée de la Méditerranée et du Sahara - avoir réalisé le plus difficile.
Comme c’était déjà le cas dans Terre ceinte, Mbougar Sarr multiplie les prises de paroles, laissant le choeur s’exprimer sur les affres des incompréhensions humaines, des élans de générosité, les pulsions de haine que génèrent ces ragazzi, ces gars. Le mot est chaleureux : ragazzi. Ces prises de paroles prennent des formes littéraires très singulières. La prose bien entendue. La poésie souvent. Le théâtre parfois quand Fousseyni Traoré, un jeune ragazzi tente d’expliquer à celle qu’il aime les raisons qui l'ont poussé son départ. Le carnet intime de Jogoy nous permet d’avoir accès à l’intériorité de ce médiateur, cet homme qui lui même a échoué sur une plage quand tous les membres de son bateau se sont noyés, il y a plusieurs années de cela. Il connait plusieurs langues. Il essaie de tisser un lien complexe à établir avec les ragazzi, tant est grande l’impatience de ceux qui attendent d’avoir des papiers pour subvenir à leurs propres besoins et enfin subvenir de ceux qui sont restés.
Nuances Naturellement, chez ce jeune auteur sénégalais, les choses sont loin d’être simples et il ne tombe pas le manichéisme primaire ou le misérabilisme. Il joue une partition où chaque élément de ce choeur hétérogène va s’exprimer. On s’attache à certains personnages. Mais le lecteur aura peut-être tort de faire preuve d’empathie trop rapidement. Parce que dans le plus vil personnage, on peut trouver une once d’humanité. De même, dans certaines conditions, un personnage angélique peut libérer un trop plein de frustration, de rancoeur et réduire à néant ce que certains percevaient un voile d’innocence. Peut-être y-a-t-il là une démarche systématique qui pourrait nuire au propos général de l’auteur.
Profusion Si la question centrale de ce roman porte sur la réception complexe des migrants, dans un contexte où parfois des navires entiers arrivent sur les côtes européennes, italiennes en particulier, d’autres thèmes sont abordés avec beaucoup de finesse et d’intelligence par l’auteur sénégalais. Par exemple, celui de la prise de position des artistes face à de tels problèmes sociétaux qui menacent le fragile équilibre de cette île. La figure du poète Giuseppe Fantini, reclus depuis des années, loin des médias, ayant lâché la plume est particulièrement riche. L’évolution de ce misanthrope nous renvoie à un thème déjà abordé dans Terre ceinte : l’engagement, la sensibilité de l’artiste face aux défis de sa société. A ce dernier, on pourrait opposer le discours caricatural mais qui a pourtant beaucoup de sens du couple Rivera qui entendent produire un art déconnecté de toute forme d’influence temporelle. En l’occurrence, leurs peintures sur la sexualité, sujet intemporel, trouve un terrain d’expression illimitée et peu pollué par les tensions de plus en plus fortes qui secouent l’île. Quelle lecture faire du propos de Mbougar Sarr ?
DigressionOn peut aussi observer le traitement court mais ô combien dense que l’écrivain porte sur la question de la traduction et du rapport entre deux langues. La langue, ce lieu l’exilé peut par son rapport à elle, nouveau, mesurer le poids de son départ, de son éloignement.
- Na fiyo, Koor u maak ?Ces quelques mots avaient tant ému Jogoy qu'il avait d'abord été incapable de dire un mot. Dans la bouche du Padre Bonianno, en ce lieu, le sérère n'était plus la langue familière et familiale, mais la langue rare, si inattendue qu'elle lui avait semblé étrangère.p. 51 Silence du choeur, Mohamed Mbougar Sarr
Fantini est une figure permettant à l'écrivain sénégalais de poser un regard sur la littérature et son trop plein de production dans lequel le poète ne se reconnait pas et prend ses distances... Les digressions sont nombreuses, bien développées et argumentées.
Naturellement, la situation couvre trop de frustrations, d’amertume, d’incompréhensions sans qu’à l’instar de l’Etna, elle n’explose pas. J’aimerais dire que la langue de Mbougar Sarr est magnifique, soutenue sans être élitiste et ses analyses sur la question des mouvements migratoires sont très précises. La longueur du roman n’est donc pas un obstacle, car la lecture est d’abord léger.
ConclusionJ’ai aimé ce roman.
Mohamed Mbougar Sarr parle de ce roman pendant 52 minutes sur une émission littéraire. Il répond également aux 5 questions idéales posées à un écrivain.Mohamed Mbougar Sarr : Silence du choeur
Editions Présence Africaine, première parution en 2017, 413 pages