Il faut signaler la qualité du travail de la revue Siècle 21 en faveur des littératures du monde entier, chaque numéro étant axé sur un pays donné. La revue sera présente au Salon de la revue, à Paris.
Réflexions sur le départ
Et puis quand tu t'en vas, sans personne à quitter,
est-ce que tu quittes un désordre, une fenêtre avec vue
sur le zinc d'une toiture, sur d'autres mansardes ? Est-ce que
tu quittes une alignée d'érables, un fleuve qui te roule
dans les veines la nuit, une lune tard levée qui vogue
dans l'argent que les nuages reflètent au-dessus
de ponts illuminés ? Est-ce que tu quittes
les chaises cannées que le patron du bistro empile
à minuit et demie quand il ne reste plus qu'une tablée :
deux filles et un garçon qui fument et parlent
de ce dont peuvent parler les jeunes de vingt ans
après minuit, dans un pays sans guerre ? C'est cela
et ceci que tu quittes : les huit allées de rayons
du vingt-quatre-heures-sur-vingt-quatre, les quatre clones
de pharmacies au kilomètre en haut de Broadway.
Tu laisses partout quelque chose en ne quittant personne
quand tu pars dans le déclin d'une saison et perds
le piquant éveil annoncé de la prochaine,
avant qu'elle ne goutte en pluie d'or sur les passages
glissants qui mènent par-dessus les ponts,
sur la porte cochère repeinte de la cour d'école :
retours de mémoire. Tu n'es plus là-bas.
Que laisses-tu après toi, quand il ne reste plus
que de la monnaie sur la table et une tasse vide ?
Alors c'est la vacance d'août ; les stores tombent
et se bloquent ; tout le reste n'est que conjecture.
C'est le point final brutal, punitif, la mâchoire
du piège sur sa proie, alors que le même mécanisme
qu'on relève au matin déclenchait l'espoir,
soulageait l'insomniaque, ouvrait
sur le possible, sur la présence d'un jour.
Quand tu quittes les lieux, tu refermes la parenthèse
sur le temps que tu y as vécu, qui fait maintenant
partie du passé amorphe et se détaille
en diaporama d'images épiphanes.
Tu ne sauras jamais si ce que tu oublies
tombe pile sur le problème majeur, sur la clef...
sauf que la porte ne t'appartient plus,
sur un intérieur entrevu dans le matin clair
où s'éveille une silhouette quand le bleu
du ciel se reflète sur les hauts murs bleus,
quand l'ombre engloutit le vrai comme le faux,
fait store aux fenêtres, enrobe les rayons de poussière,
retient un arrière-goût âcre et repousse le baiser,
s'accroche à l'atmosphère vidée de toute parole.
Tu emportes le présent du récit. Les lieux
que tu quittes s'arrêtent, se fondent dans un passé
qui a peut-être, ou n'a peut-être pas, été
(cohérent mais bel et bien parti),
les lieux où tu étais, le moment du départ.
Marilyn Hacker, In Desesperanto (W. W. Norton, 2003). Repris dans Essays on Departure : New and Selected Poems (« Réflexions sur le départ », Carcanet Press, Manchester, 2006). Traduction Jean Migrenne. Revue Siècle 21, n° 31, p. 102.
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Rue des Ecouffes
Pour Marie-Geneviève Havel
La rue est étroite, elle relie
la rue de Rivoli à la rue des Rosiers
une rue d'où les enfants sont partis
cramponnés à leurs mères, cherchant leurs amis —
dans des autobus utilisés à d'autres fins
un matin pas encore humide de juillet.
Maintenant des bouchers casher coexistent avec des boutiques gay
sans gaieté. Des éphèbes se tiennent par la main.
Des garçons à papillotes suivent des barbus —
j'ai tenu à placer de nouveau cette histoire
et vais comparer inévitablement à présent
les rideaux du balcon grinçant
qui sent l'exil femelle, la prière exhalée
avec les stores discrets du bar pour femmes.
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Nulle part
Les rainures élégantes du graveur : douces audaces
à suivre jusqu'au quai abrité par une verrière, monter
dans la dernière voiture du dernier train qui file dans le tunnel
sombre resplendissant ici et là de signaux
alizarine, émeraude. Illuminée par les feux
une silhouette androgyne, au travail
plaçant (à Paris ? Londres ? Prague ? New York ?)
les carreaux d'une mosaïque. Elle te conduit par un escalier à vis
dans l'explosion bleue de l'éclat matinal
de l'air. Mais elle disparaît —
chair avide, avatar vif
envoyé par le désir ou l'imagination ?
Et tu sais alors exactement où tu es :
la rue est étroite, tu vois où elle finit .
Marilyn Hacker, « Rue des Ecouffes », traduit de l'anglais par Emmanuel Moses, revue Siècle 21, n°31, p.114
Site de la revue Siècle 21
Marilyn Hacher dans Poezibao :
bio-bibliographie, aux 20 ans du Nouveau Recueil, une rencontre avec Marilyn Hacker, extrait 1, extrait 2, extrait 3, une traduction de Follain, extrait 4, extrait 5, article ghazal, une intervention sur la sextine, rencontre avec Claire Malroux sur la traduction réciproque, extrait 6, extrait 7, extrait 8, extrait 9, un article inédit sur Adrienne Rich, extrait 10 (à Geneviève Pastre), une lecture chez Village Voice pour la sortie de Essays on Departure, extrait 11 (Rune de la finlandaise), extrait 12, ex. 13