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(Note de lecture) Daniel Biga, "Octobre", par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

Daniel Biga, la sagesse à vif

Biga
Les éditions Unes rééditent un texte originalement publié en 1973 par les éditions P.-J. Oswald1 et écrit en octobre 1968, après les événements de la révolution de Mai 68, inscrits dans l’Histoire de France, et dont le gouvernement actuel envisage la commémoration du cinquantième anniversaire en 2018. Ordoncques, relisons Biga, en révolutionnaire d’alors et décalé, dont ce texte du 19 octobre qui résonne ironiquement au jour d’huy :
« Je traversais toute la ville à pied pour aller chez mes parents rite hebdomadaire du samedi prendre une douche et par la même occasion déjeuner avec eux A la main mon petit sac de Prisu contenant slip chaussettes et tricot propres... En passant devant le jardin Arson que j'aime bien (il est un des rares qui ne soit pas encore transformé en parking) j'ai eu un choc Vu un mec horrible — et mec c'est une façon de parler : en fait c'était le Monsieur l'anti-prolo organisé — Je le découvris soudain à 10 mètres de moi Sous les platanes au milieu du trottoir il discutait avec un autre type Je devais passer devant eux il était trop tard Il me regardait solidement campé sur ses jambes écartées bras croisés Il me regardait l'enflure à l'aise dans sa peau impertinente son costard bleu marine cravaté Il y a des hommes plus arrogants que lui d'autres plus laids plus visiblement mauvais ou plus adipeux je connais des types gras qui sont valables et je commence moi-même à prendre du bide Je connais des gars et des filles à lunettes très sympas et sans morgue aucune j'ai même rien a priori contre les gus en costard — y'aurait eu paraît-il des révolutionnaires en costard — Mais cet homme était chargé de l'ensemble des défauts et le type même des bourgeois P.D.G. actionnaires de sociétés bêtes d'affaires féroces ou même simplement cadres de l'Express officiers de police militaires de carrière proviseurs ou censeurs courtiers assureurs notaires avocats agents immobiliers... et dans son cas je parie pour l'immobilier II était l'ENNEMI l'homme de l'Autorité ou du Pognon l'Officiel de leur Société qu'il en soit un puissant serviteur ou bien le dernier chien de son Maître il était le parasite l'exploiteur le dévoreur le vampire des miens... et moi j'étais fragile à cet instant la victime désignée sur mesure enfant femme manœuvre étranger youpin bicot gypsie mal nourri mal blanchi mal éduqué j'avais tout ça en moi plus la faiblesse du poète étrange mixture de schizophrénie et de paranoïa... donc j'ai eu un choc violent un terrible traumatisme : il était puissant il était fort il était sans pitié et sans compréhension il était fondamentalement égoïste et arriviste Je l'ai regardé un instant Sur mon visage il a dû voir la haine le dégoût la panique se mêler Je n'ai pu soutenir son regard j'ai marché plus vite je suis passé presque en courant J'ai senti une éternité de secondes ses yeux mortels sur ma nuque 100 mètres plus loin je n'ai pu m'empêcher de me retourner Il me regardait toujours me sembla-t-il J'étais rouge et blême glacé et bouillant d'un seul coup trempé de sueur Lessivé dans mon corps et mon esprit Tous les monstres fous causés par la peur et la défaite m'ont galopé dans le crâne en quelques éclairs J'étais d'un coup un seul écrasé par leur maffia de castes. »2

Profondément solitaire pour n’appartenir à rien, à aucun mouvement littéraire ou artistique ou social ou politique, refusant l’académisme de la reconnaissance et les étiquettes qu’on apposait à son mouvement poético-protestataire (composé d’un seul homme), et ce, en s’évertuant à saboter les différentes représentations et images par lesquelles on voulait le définir et dans lesquelles le ranger, voire l’emprisonner pour le calmer (mais souffrant un tantinet a posteriori de cet auto-sabotage - il le reconnaît dans l’entretien qui suit le texte), Daniel Biga, s’il se disait (et concluait) « Maintenant fondamentalement déprimé définitivement blessé » (citant Franck Venaille), et pour toujours sans doute, fut un homme irrité et un poète vif (de la gent horacienne), en recherche d’apaisement ; et en vie (profondément en vie, au point d’en désespérer). La présente édition est une belle occasion de mesurer l’écart entre un homme révolté dans le temps jadis et en quête de sagesse depuis ce jadis, qui s’est réduit au fil du temps, mais sans disparaître ; et qui génère des contradictions que l’homme Biga exprime souventes fois dans ses poèmes. Un grand écart de temps aussi, bien entendu, entre le texte et l’entretien (dans lequel on apprend qu’Octobre était un exercice quotidien, avec sa règle du jeu, mais que, par paresse assumée, le poète n’a pas renouvelé, « Ce qui me motive, c’est l’idée du jeu : j’établis une règle et je la casse », et poussant la joueuse malice jusqu’à refuser une suite demandée par Raymond Queneau (via Le Clézio) pour les éditions Gallimard, « Mais il n’y a jamais eu de suite… j’avais fait Octobre et je ne voulais pas répéter Octobre. Après, la raison me dit de temps en temps de trouver un truc, de faire un Octobre tous les 10 ans, de rassembler une somme. J’ai essayé, je n’ai pas réussi, ça m’emmerdait. »)…
Cependant… lire la note3.
Un grand écart temporel, donc, qui mène le poète à un retour sur soi, à creuser à nouveau dans le vécu, cela favorisé par des questions orientées vers le passé, menant parfois à des redites (Daniel Biga ayant donné moult entretiens), sauf dans la première partie, quand il est question d’écriture et de son rapport sacré avec l’acte d’écrire ; mais un retour sur soi qui peut faire prendre conscience au lecteur peu habitué à l’œuvre du poète quel grand vide attire Daniel Biga autant qu’il le ronge. D’une certaine manière, Daniel Biga travaille la vanité au corps ; ce qui est touchant (de sincérité), et on aime bien être touché, aussi, de temps en temps, en poésie.
Octobre est le journal d’un mois d’un homme qui a le sentiment de n’avoir pas sa place dans le monde, où tout lui semble étranger, et qui vit, malgré lui, à une grande vitesse, ne maîtrisant que trop peu et mal cette vitesse. Qui vit en décalage des hommes et des événements, comme sa prose d’octobre 68 est décalée au regard des événements du mois de mai de la même année (dont il ne fait mention dans son journal4). Une prose par mois, sans ponctuation (fors les points d’exclamation et les points d’interrogations comme expressions de la rage), avec des trébuchements dans l’allant, et des digressions qui suivent un chemin autre que celui prévu ; c’est Biga : « JE NE SAIS PAS MARCHER DANS L’INSTANT ! » Avec slogans personnels en majuscules, italiques, collages, reprises, citations : ça file dare-dare. Avec force autodérision, le poète s’enfonce dans le monde agité, un peu à contrecœur, et en volonté d’ailleurs, ou d’autre chose, mais néanmoins bien présent. Daniel Biga a (et aura) l’art de cultiver les grands écarts. L’écriture de ce journal est l’expression volontaire et paradoxale d’un enthousiasme mélancolique ; d’une jeunesse (hyper) lucide, désabusée, mais qui ne s’en laisse pas conter (fleurette). Cette écriture rapide, instinctive, nous échappe, mais ce faisant, le poète s’échappe, sauvage en ville (de Nice). C’est le journal d’un poète bien vivant, solitairement au monde, fiché dedans de plein fouet, mais qui aspire à des hauteurs (aspiration qui le mènera quelques années plus tard vers un ermitage en montagnes d’Amirat, dans les Alpes-Maritimes) (« Je vis en ville parce que c’est là/que vivent les hommes//et je vis en montagne parce que c’est là/qu’ils ne vivent pas ! »5). Daniel Biga a un rapport brut et rude avec les choses, mais avec tendresse, cela s’écrit, et cela est visible dans la typographie d’Octobre.
Qu’on pourrait qualifier de « journal  inactuel », tant l’ancrage dans une époque est autant ferme qu’il en déborde. Les propos émis ci et là résonnent souvent d’une bien étrange (in)actualité : « QUAND DONC SERA RECONNUE L’UTILITÉ SOCIALE DE L’ART SA NÉCESSITÉ ET LÉGALISÉE LA FONCTION DE L’ARTISTE AU MÊME TITRE QUE CELLE DE TOUS LES TRAVAILLEURS ? » En cela reconnaît-on peut-être ces grands textes qui, marqués d’une actualité, s’affranchissent du temps, et surtout, raccordent des actualités pour en démontrer des ressemblances criantes. On ne parlera pas de poésie visionnaire, mais, répétons-le à l’envi, d’une poésie (hyper) lucide, et, paradoxalement, pour un poète à tendance ermite, sacrément au courant de toutes les époques qu’il traverse et traversera.
On appréciera la réédition d’un texte introuvable, et devenu culte pour un certain lectorat quinquagénaire et plus (« on assista alors à un phénomène aussi inouï que celui de Dada en son temps », écrit Valérie Rouzeau), d’un texte dont on souhaite qu’il soit découvert par un jeune lectorat, car Octobre est un livre d’une éternelle jeunesse.
Jean-Pascal Dubost

1 L’éditeur ne mentionnant nulle part qu’il présente au public une réédition, seule la préfacière le faisant ; ni que la gravure d’Ernest Pignon-Ernest imprimée en vignette de couverture de la réédition est une sérigraphie (figurant le poète dans sa plus simple nudité) créée pour l’édition originale de 1973.
2 pp. 47/48.
3 Cependant, Daniel Biga a transgressé sa propre règle cassée en écrivant une suite trente-trois ans plus tard, titrée « Octobre 2001 » in La Poévie de Daniel Biga, textes réunis par Christian Bulting, Gros Textes, 2005.
4 Il ne versera pas (et jamais) dans l’opportunisme, de (re)titrer « Octobre 68 », par exemple.
4 bis Et on signalera cette curiosité journalistique d’alors qui présentait Daniel Biga comme « le seul poète rescapé de Mai 68 » voir comme « le Cohn-Bendit de la contestation poétique », bien que les poèmes qui lui valurent ces appellations furent écrits en 1966 (Oiseaux Mohicans) et avant 1968 (ceux de Kilroy was here !) ; l’éternel décalage du poète...
5 in Stations du chemin, Le dé bleu, 1990.
Daniel Biga, Octobre, Journal, suivi d’un entretien avec l’auteur, préface de Valérie Rouzeau, Editions Unes, 2017, 112 p., 19€


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