Bob Shacochis est un écrivain rare. Son premier roman, Sur les eaux du volcan, traduit chez
Gallimard en 1996, est paru vingt ans avant le deuxième, La femme qui avait perdu son âme. Un livre épais. Très épais, même.
Il nous emporte, en puisant à plusieurs registres, du thriller à la romance, à
travers quelques grandes énigmes de l’humanité. Les vraies énigmes, celles qui
posent des questions fondamentales sur ce que nous sommes en tant qu’individus
ballottés par des événements collectifs, comment et pourquoi une personne, ou
disons un personnage, réagit selon son passé, son caractère, ses affinités.
Voire ses idéaux, car les grands mots ne font pas peur à Shacochis.
La femme du titre s’appelle Jackie Scott, elle se trouve à
Haïti au moment où, au milieu des années 1990, les soldats américains « distribuent la démocratie comme des
bonbons ». Tom Harrington, avocat défenseur des droits de l’homme, a
rencontré Jackie en 1996, dans des circonstances violentes. Quand le roman
commence, Conrad Dolan, négociateur dans des prises d’otages et probablement
bien d’autres fonctions moins nettes, lui demande de l’accompagner à Haïti pour
une courte mission : Jackie y a été assassinée.
Mais Jackie s’appelle aussi Dorothy ou Renee, selon les
moments d’une vie conduite avec une autorité à la fois ferme et tendre, mais
quand c’est ferme il n’y a plus de tendresse, par son père. Celui-ci, diplomate
en apparence, est très impliqué dans les affaires du monde tel qu’il se déchire
entre forces du bien et forces du mal. Son passé nous ramène en Croatie à la
fin de la Seconde Guerre mondiale, a fait de lui l’instrument inflexible d’un
combat mené sans limites dans les moyens utilisés. Jackie en a, à l’occasion,
subi les conséquences.
Cette femme a des raisons de ne plus savoir qui elle est.
Au-delà de son identité changeante, elle est manipulée autant qu’elle apprend à
manipuler. Perdre son âme est peut-être pour elle la seule manière de survivre
à tout ce qui lui arrive. Au moins jusqu’à son assassinat. Si elle est vraiment
morte.
Le roman de Bob Shacochis se balade avec naturel entre
différentes époques. Mais il ne met pas en évidence les articulations qui les
relient. Il les amène comme les éléments d’une longue histoire où les hommes et
les femmes sont des jouets fragiles : « l’histoire,
sous le fouet du temps, nous piétine tous et parfois nous sentons sa botte sur
notre dos, et parfois nous sommes inconscients de son passage, du mouvement de
balancier qui fait aller et venir la tristesse et le triomphe à travers
l’humanité, la tristesse, et puis, pour finir, un chagrin écrasant qui
disparaît pour laisser place à l’obscurité ».
On a toutes les raisons de s’intéresser à un écrivain
capable de donner un roman comme celui-ci, qui résonne de toutes les
contradictions dans lesquelles nous vivons. Son recueil de nouvelles Au bonheur des îles est aussi disponible
en traduction intégrale.