Plusieurs anciens conseillers ministériels s'étonnent du brutal changement de cap d'Emmanuel Macron en matière de politique fiscale.
"Le principal problème posé [par l'ISF] est la définition du meilleur équilibre entre la solidarité nécessaire et la pertinence économique", disait Michel Rocard à l'Assemblée au moment du rétablissement de l'impôt sur la fortune en 1988.
La nouvelle suppression de l'impôt sur la fortune votée par les députés de la majorité vendredi coûtera environ 4 milliards à l'Etat, une somme insupportable lorsque l'on sait qu'elle sera compensée en partie par une hausse d'impôts qui touchent tous les contribuables et notamment les plus modestes, comme la CSG.
Ajoutons à cela la mise en place du prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital, et c'est la progressivité du système français d'imposition qui est mise à mal, alors qu'avec ces mesures, un ménage gagnant moins de 27 000 euros par an payera proportionnellement plus d'impôt sur le revenu qu'un milliardaire vendant ses actions.
Outre le caractère choquant de ces mesures, quand notre pays compte près de 9 millions de personnes sous le seuil de pauvreté, c'est l'efficacité économique de la suppression de l'ISF qui est fortement remise en question.
D'abord parce que la propension à consommer des revenus les plus faibles est plus élevée, c'est-à-dire qu'un euro alloué à un ménage modeste contribue plus à la relance de l'économie qu'un euro alloué à un ménage aisé, comme l'a montré Keynes avec sa théorie de la propension marginale à consommer.
Du point de vue de l'investissement (potentiel investissement supplémentaire des plus aisés dans l'économie), aucun effet positif n'est à attendre non plus. Encore récemment, une publication du FMI montre qu'une hausse du revenu des 20% les plus riches est associée à un déclin de la croissance du PIB à moyen terme (1). Une récente étude de Natixis démontre de la même manière que la prospérité des plus riches (mesurée par la partie du revenu prise par le 1% d'individus au revenu le plus élevé) dans les pays de l'OCDE est associée uniquement à une pauvreté accrue et à des inégalités plus fortes de revenu (2), sans aucune amélioration de la situation générale de l'économie (emploi, chômage, pauvreté, inégalités, croissance, progrès technique).
Passons sur cet aspect, pour nous intéresser à l'idée selon laquelle la suppression de l'ISF entraînerait un rapatriement des capitaux, donc une hausse de l'assiette et des rentrées fiscales. Selon le président français, la suppression de l'ISF devrait conduire à une hausse de l'investissement productif en France. Or, premièrement, seuls 0,2% des assujettis à l'ISF quitteraient le territoire français chaque année, et il est très compliqué de prouver que ce départ est lié en particulier à cet impôt. Rien ne garantit donc qu'ils reviennent investir en France avec sa suppression. En Suède, souvent citée en exemple par l'exécutif, l'impôt sur la fortune a été supprimé en 2007. Les effets de cette suppression sur l'économie sont très difficiles à évaluer selon les économistes qui ont abordé cette question. Certains retours ont certes été observés, mais à une période où la Suède a multiplié les accords fiscaux bilatéraux et renforcé l'échange automatique d'informations au sujet des contribuables plaçant leurs capitaux à l'étranger, ce qui pourrait être la raison première de leur retour.
On relève en outre un signal contraire envoyé dans le projet de budget 2018 : la majorité a relevé de 150 000 à 250 000 euros l'exonération partielle de plus-values immobilières des Français résidant dans un autre pays de l'Union européenne s'ils vendent un bien immobilier en France dans les cinq années suivant leur expatriation, semblant renforcer l'incitation à l'exil fiscal.
Ensuite, absolument rien ne garantit que les sommes économisées par les assujettis à l'ISF seront réinvesties dans les entreprises françaises. Les deux tiers des chefs d'entreprise dans le cadre de "La grande consultation" menée par Opinion Way pour CCI France- la Tribune-Europe 1 interrogés jugent que ce dispositif n'aura aucun impact positif, ni sur leur activité ni sur l'économie française. A l'heure où le prix Nobel d'économie vient d'être attribué à Richard Thaler, défenseur de la théorie du nudge plaidant pour une orientation par la puissance publique des décisions des individus afin de les rendre plus conformes à l'intérêt collectif, la politique fiscale du gouvernement semble anachronique.
En Suède, on observe en tout cas une hausse de l'indice de Gini, qui mesure l'inégalité de revenus dans un pays, à partir de la date de suppression de l'impôt sur la fortune. Selon les données de la Banque mondiale, elle demeure toutefois moins élevée dans ce dernier pays qu'en France, malgré une amélioration de la situation française ces dernières années, notamment grâce à une politique fiscale plus redistributive. Plus que la question de savoir dans combien de pays cet impôt est prélevé (un impôt similaire existe notamment en Espagne ou aux Pays-Bas), c'est bien le niveau d'inégalités dans le pays qui devrait guider la décision des gouvernements, sauf à accepter définitivement le renoncement du politique dans un contexte de libre circulation des capitaux. Entre la suppression de l'ISF et la baisse progressive du taux d'imposition sur les sociétés sur cinq ans pour atteindre 25% en 2022, le Président prend le contre-pied de la lutte pour l'harmonisation fiscale au niveau européen - qu'il appelle pourtant de ses vœux dans ses discours sur l'avenir de l'Union - seule à même de mettre fin à une concurrence fiscale qui menace la capacité de financement du service public dans l'UE.
Enfin, c'est au contraire un effet négatif qui est fortement à craindre concernant le financement des petites entreprises et le financement de l'innovation.L'ISF était un excellent moyen pour flécher l'épargne française vers les petites entreprises, en particulier les plus innovantes, qui peinent encore, pour beaucoup, à trouver des financements du fait du risque inhérent à leur activité.
Un dispositif comme "l'ISF PME", qui modulait l'ISF en cas d'investissement dans ces entreprises, a ainsi permis d'orienter vers celles-ci 516 millions d'épargne (données de l'Afic). Cette incitation fiscale tombe naturellement avec la fin de l'ISF, ce qui aura pour conséquence de privilégier les investissements classiques dans les OPCVM ou les PME rentables. Pour France Angels, la fédération nationale des business angels, l'investissement dans les entreprises innovantes pourrait être divisé par deux (3).
Emmanuel Macron, ministre de l'Economie en 2015, avait lui-même proposé un système appelé "compte entrepreneur investisseur" qui faisait de la modulation de l'ISF l'outil principal d'orientation de l'investissement dans l'innovation. Il semblait à l'époque également un fervent partisan de l'envoi de signaux positifs sur l'innovation à l'étranger, comme la mise en valeur de l'écosystème French Tech portée par la secrétaire d'Etat au Numérique et à l'Innovation. En la matière, les résultats sont là : selon CB Insights, les montants levés dans le secteur de la tech au premier semestre 2017 égalent ceux de l'ensemble de l'année 2016. Ce n'est pas en supprimant un impôt socialement juste, une "lubie" du Medef, comme le disait lui-même Emmanuel Macron en 2014, que la France sera davantage attractive, mais bien en donnant une nouvelle dimension à ce travail de structuration et de valorisation de nos entrepreneurs.
Emmanuel Macron, président, aurait-il négligé l'efficacité économique au profit des cadeaux fiscaux aux plus riches ?
Secrétaire nationale à l'économie(1) Causes and Consequences of Income Inequality : A Global Perspective, juin 2015.
(2) Flash Economie du 17 octobre 2017, "Quand les gros maigrissent, les maigres meurent", Natixis.
(3) "Les spécialistes de l'investissement s'inquiètent de la fin de l'ISF-PME", Les Echos du 18 septembre
(Vendredi 27 octobre 2017)