Densité augmentée
Devrait-il m’inquiéter que la pensée, dans mes phrases, ne semble jamais complètement présente à aucun moment ? À fortiori l’amour, dans ma vie ? Même ma peau n’a aucune forme précise, qui soit sinon touchée. Par les vêtements ?
Une vapeur brunâtre s’avère en formation. Venant de feux de forêt ?
Mon sentiment pour toi paraît circuler (tel un trafic ?) sous ma peau. Je veux qu’il franchisse mes pores et te touche. Inflige des blessures si petites que tu ne sauras ce qui te tue ?
La manière dont un mot peut transpercer ? Pour l’usage qu’il a eu dans ta vie ? Parce qu’il provient d’un puits profond ? Parce qu’une guerre s’ensuit de l’ouverture des bouches ?
Tu n’es jamais face à moi, comme un objet. Et si je tente de te retenir par côté la mélodie s’enfuit renvoyant une simple note. Comme un reflet dans un miroir mouvant ? Un phonème s‘échappant entre les sutures de mon accent ?
Que puis-je d’autre que laisser mes pensées errer dans le champ autour d’un mot ? À la façon dont le désir erre à travers mon corps ? Cela s’appelle le sens d’un mot car nous ne pouvons atteindre l’eau souterraine autrement.
Faisons-nous un objet quand nous faisons l’amour ? Espérons-nous qu’il restera face à nous pour nous permettre de l’observer ?
Il m’est sans doute insuffisant de contempler une surface aimée. Ou les parties adjacentes.
Source : Rosmarie Waldrop : cycle „Impossible Object“ dans Love, like Pronouns, Omnidawn 2003. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
Enhanced density
Should it worry me that thought, in my sentences, seems never wholly present at any one moment? Let alone love, in my life? Even my skin has no precise shape, that is unless touched. By clothes?
There seems a brownish mist under construction. From forest fires?
My feeling for you seems to flow (like traffic?) under my skin. I want it to break through the pores and touch you. Inflict wounds so small you don’t know what’s killing you?
The way a word can pierce? Because of the use it has had in your life? Because it comes out of a deep well? Because war follows the opening of mouths?
You are never in front of me, like an object. And if I try to hold you sideways the melody slips away leaving a single note. Like a reflection in a shifting mirror? A phoneme escaping between the sutures of my accent?
What can I do but let my thoughts roam in the field around a word. The way desire roams through my body? It’s called the meaning of the word because we cannot touch the groundwater in any other way.
Are we making an object when we make love? Do we hope it’ll stay in front of us and allow us to observe it?
It may not be enough to look at a surface I love. Or parts adjacent.
Source : Rosmarie Waldrop : cycle „Impossible Object“ dans Love, like Pronouns, Omnidawn 2003.
/
Inventions de l’infini
Si zéro marque le lieu de quiconque-compte, alors la perspective celui de quiconque-voit. Qui projette son ombre. Dont l’âme prend son envol avec le point. De vue, d’ancrage, de fuite. Plutôt comme dans la mort que comme un oiseau. Et d’un lointain regarde l’apparence étaler son poids à la manière dont une flamme s’étire pour se joindre à une autre flamme. Et une alarme s’éteint et son âme retourne à son corps avec hausse de température et une pincée de sel.
Et la mémoire se déploie en fresco et secco. Comme un bourgeon en une feuille. Afin qu’elle ne soit, Dieu l’en garde, consumée dans le feu. Néanmoins, même son résidu carbonisé peut, par la méthode du spolvero, raffermir l’espace où se trouvait le visage de ton épouse. Quand il est maintenant si creux et vide.
Dans la peinture gothique cependant, différents endroits, différents moments historiques empiètent sans engorgement. L’un sur l’autre car englobés. Dans l’oeil de Dieu. Et depuis ces images tellement simples, tellement sacrées, resplendit un soleil silencieux et sans lieu. Alors tu n’oses contempler trop longtemps, redoutant qu’ensuite ta vision ne puisse plus se référer. Aux objets dans le monde.
Ainsi Nicolas de Cuse pensait qu’un portrait pouvait faire flotter un moine vers les choses divines si l’oeil dans le portrait le soutenait. Et même s’il marchait d’Est en Ouest, ne le quittait pas. Donc cela l’émerveillera de voir comment immobilement, l’oeil se déplace. Et se déplace en même manière pour quiconque marche dans une direction contraire. Puis il ne pourra contenir. Cette intensité hallucinatoire. Pas plus que la lumière dans une sphère.
„Icone de Dieu“ se nommait ce genre de portrait. Parce que quasi lié au „regard qui jamais ne départ“. Tout comme l’or dans l’auréole. Précieux et immuable tel qu’Il est. Pouvait abriter Sa présence sans annuler Sa transcendance. Et qui le comprenait serait délivré. De la mort congénitale.
Mais Alberti préconisait, dans son traité sur la peinture, de rejeter l’or. En faveur du blanc. Pour montrer la structure de la divinité. Qui est à la fois couleur et absence de couleur, blanche. Accomplissant pour la présence de Dieu. Ce que le point de fuite réalise pour Son image, l’artiste. Et ta mémoire pour Son image, ton épouse.
Pourtant, bien plus que voir le visage de ton épouse morte tu te languis de toucher. Son corps. Et tentes de trouver son toucher dans la main qui te tend une miche de pain. Mais l’envoûtement s’interrompt à la peau froide.
Source : Rosmarie Waldrop : cycle „The one who counts, who paints, who sells and buys““ dans Driven to Abstraction, New Directions 2010. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
Inventions of infinity
If zero marks the place of one-who-counts, then perspective, of the one-who-sees. Who casts his shadow. Whose soul takes flight with the point. Of view, of anchor, of vanishing. More as in death than like a bird. And from the distance watches appearance shed its weight the way a flame leaps up to meet another flame. And an alarm goes off and his soul returns to his body with increase of temperature and a pinch of salt.
And memory uncoils into fresco and secco. Like a bud into a leaf. Lest it, God forbid, be consumed in the fire. Yet even ist charred residue can, by the method called spolvero, comfort the space your wife’s face had been. For being so deep and empty now.
In Gothic painting, however, different places, different historical moments impinge without traffic jam. On one another because enfolded. In the eye of God. And out of these so very simple images, so very holy, shines a spaceless, noiseless sun. And you dare not stare too long because your vision thereafter might not refer. To objects in the world.
The way Nicolas of Cusa thought a portrait could float a monk toward things divine if the eye in the portrait held him. And, though he walk from East to West, did not leave him. Then will he marvel how, motionless, the eye moves. And in like manner moves for one who walks a contrary direction. Then he won’t be able to contain. Such hallucinatory intensity. Any more than light in a bowl.
„The icon of God“ such a portrait was called. Because like unto „the gaze that never quitteth.“ Just as the gold in the halo. Precious and immutable as He is. Could shelter His presence without annulling His transcendance. And if you understood you’d be delivered. From death congenital.
But Alberti urged, in his treatise on painting, to reject gold. In favor of white. To show the structure of holiness. Being both color and absence of color, white. Performs for God’s presence. What the vanishing point does for His image, the artist. And your memory, for His image, your wife.
But more than you want to see your dead wife’s face you yearn to touch. Her body. And try to find her touch in the hand that hands you a loaf of bread. But haunting is stopped by cold skin.
Source : Rosmarie Waldrop : cycle „The one who counts, who paints, who sells and buys““ dans Driven to Abstraction, New Directions 2010.
Rosmarie Waldrop, qui quitta son pays (l’Allemagne) après la guerre pour suivre son mari Keith en Nouvelle-Angleterre, est devenue en changeant de langue une figure incontournable de la poésie anglo-américaine. Burning Deck, qu’elle crée avec Keith Waldrop sera un des modèles les plus respectés de l’édition indépendante, publiant sur des dizaines d’années les figures influentes de l’avant-garde états-unienne. En tant que traductrice du français et de l’allemand vers l’anglais elle fait connaître de nombreux poètes modernes et contemporains (Edmond Jabès, Friederike Mayröcker). Sa poésie expose sa recherche d’une strophe ou séquence de phrases reconstruites en prose poétique rythmée, explorant, cultivant les „intervalles“ („gap“) entre les significations, les contextes, les langues. Dialoguant avec la linguistique, le féminisme ou les sciences, Rosmarie Waldrop crée son poème toujours en mouvement, à la manière dont une danseuse bouge au sein de la musique.
En français sa poésie est régulièrement traduite en revues, web et livres.
Citons parmi ses publications :
La Reproduction des profils, Leo Scheer 2003, trad. par Jacques Roubaud
La Route est partout, L’Attente 2011, trad. par Abigail Lang
Comme si nous n’avions pas besoin de parler, Harpo&, 2012, trad par Victoria Xardel
La Revanche de la pelouse, L’Attente 2012, trad par Marie Borel et Francoise Valéry
Clef pour comprendre la langue de l’Amérique, Héros-Limite 2013, trad par Paol Keineg
Manuel de mandarin, Contrat Main 2016, trad par Bernard Rival
Notons aussi le numéro spécial de la Revue des Belles-Lettres (Genève 2012 / n°2) consacré au couple Waldrop.
Et grâce au collectif Double Change, une vidéo de Rosmarie Waldrop à Paris avec le poète Pascal Poyet qui l’a traduite et éditée :
Rosmarie Waldrop dans Poezibao :
bio-bibliographie extrait 1, extraits 2 (traductions inédites de JR Lassalle), ext. 3, ext. 4, ext 5
Jean-René Lassalle